J’entends Chae Hyo qui est tordue en deux derrière mon dos. Joon Geun la regarde, haussant un sourcil. Personne ne comprend vraiment ce qui est en train de se passer. J’abaisse les yeux vers le « visage » de ma PLV et lui met une petite pichenette sur le front.
– Tu vois, Jungie… Tu es rentré plus tôt que prévu.
Cette remarque et ma façon de me comporter font redoubler les éclats de rire de Chae Hyo, qui se tient les côtes, appuyée contre le mur. J’admets que l’ironie du sort est plutôt amusante, mais il n’y a pas de quoi se faire pipi dessus non plus. Au lieu de se marrer tout ce qu’elle sait pour une bêtise, elle ferait mieux de remonter parce qu’il n’y a personne pour répondre au téléphone. Je lui ordonne de reprendre le travail. Joon Geun se charge de rappatrier tout le reste… Je vais m’occuper de ces PLV qui, d’ailleurs, ne figuraient sur aucune de mes commandes. Je suppose que HTS a voulu me faire un petit cadeau pour loyaux services rendus. Si ce n’est pas le cas, et bien, ils devraient.
Je trimballe mon Shin Jung sous le bras – dis comme ça, c’est un peu improbable – et dans l’autre, je décide de transporter Yoon Seo, vu qu’il y a des folles qui pensent que leur amour dépasse le stade fraternel. En vérité, c’est surtout parce que je commence par mes deux préférés. Pour une fois que je peux me permettre de faire un peu de favoritisme.
Dans le couloir, je croise de nouveau Joon Geun, et lui aussi rit en me voyant avec mes figurines de carton sous les bras. Il est mon cousin, mais il ne sait pas pour Shin Jung et moi. J’ai choisis de ne pas lui révéler cette information sur un fort conseil du manager des Empire qui m’a assuré que le moins de personnes possibles se devaient d’être au courant. S’ils savaient que Chae Hyo, la reine des commères, connait déjà le pot aux roses, je crois bien qu’ils m’enterreraient vivante dans un des bancs de sel qui bordent la route vers Incheon.
Entre nous, j’ai beaucoup plus confiance en Joon Geun qu’en elle mais les choses sont ce qu’elles sont. Petite anecdote amusante, mon cousin est un vrai canon, digne d’un mannequin de défilés. Pour ça, beaucoup de filles s’intéressent à lui et parmi elles, quelques idols très cotées… Sauf qu’il est gay et que ça ne l’intéresse pas du tout. Les visages qui s’affaissent comme les seins de Pamela Anderson quand il annonce sa sexualité valent leur pesant d’or. Si ce n’était pas mon cousin et si je n’étais pas folle amoureuse de mon bout de carton… je veux dire de mon leader de boys band, j’aurais trouvé que ça bien dommage aussi.
J’ai à peine posé mes figurines dans un coin de notre jolie salle d’attente, aussi grande qu’une boîte à chaussures, que mon téléphone vibre dans la poche de mon blazer. Tout en décrochant, je vais vérifier que Chae Hyo est bien en train de bosser, puis je retourne dans la salle d’attente où je m’assois près de la PLV de Shin Jung, qui me regarde en souriant, un pouce levé en l’air.
– Bonjour… Je m’excuse d’appeler en pleine matinée. Tu es peut-être occupée, fait la voix au téléphone, dans un coréen maladroit.
– Qui est à l’appareil ?
Je ne connais pas ce numéro. De toute évidence, ce n’est pas quelqu’un d’une agence, parce qu’elle ne se permettrait pas de me parler banmal.
– Je suis la fille que Shin Jung a vu avant-hier soir.
Mon coeur s’arrête de battre. Shin Jung ? Une fille ? S’il a osé me tromper, je vais le tuer. Sauf qu’il n’a pas pu me tromper avant-hier soir parce qu’il est rentré tôt et qu’on était ensemble à essayer d’avoir une vie sexuelle. Ah mais oui. Ça ne peut être qu’une seule personne. Une personne à qui il a bel et bien été rendre visite, mais avec moi, en fait. Ellie. Elle aurait pu se présenter sans faire de détour. Ça aurait été plus simple et m’aurait épargné une demi-crise cardiaque.
– Je m’en souviens, oui. Est-ce qu’il y a un problème ?
– Non… En fait, j’aimerais savoir si c’est pas possible qu’on se voit. Pour discuter.
– Pour discuter, d’accord. Je dois bien trouver un petit moment à te consacrer. Tu as une préférence de lieu et de jour ?
C’est que, quand j’ai la chance d’avoir des jours de repos, il s’agit de farniente totale mais en ce moment, les occasions viennent à manquer. À croire que les idols se sont toutes passées le mot pour ne me donner aucun répit. En tant que personne très prise et qui gère sa propre petite entreprise, je ne peux pas disposer de mon temps tout à fait comme je l’entends.
– Demain matin vers 11h30, ce serait possible ? Le lieu, peu importe. Comme tu préfères.
– Ça devrait pouvoir se faire. Le Starbucks de Yeoksam, à Nonhyeon-ro ?
– Très bien. Merci. À demain.
Elle raccroche. Par la porte en verre, je vois Joon Geun aller et venir, les bras chargés. Il m’annonce qu’il a tout posé dans mon bureau et qu’il m’attend pour décider quoi ira où. Devant moi, ma PLV Shin Jung n’a, bien entendu, pas bougé. Il sourit, son pouce toujours en l’air et j’ai comme la sensation qu’il me félicite pour l’excellent travail accompli. Même si rien n’est gagné en ce qui concerne Ellie.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’ai beaucoup de chance d’avoir le vrai, en chair et en os, dans ma vie. Bien que ce matin, quand j’ai pris ma douche, j’ai remarqué que les touches de mon clavier étaient toujours imprimées sur mon derrière, et que mon dos était très joliment décoré d’une grosse trace violette au niveau de l’omoplate à cause de l’épisode contre l’armoire.
Pour en revenir à Ellie, ce coup de fil me laisse un peu songeuse. Elle semblait embarrassée de me déranger mais sa gêne mise à part, j’ai été incapable de déceler ce qu’elle comptait me dire. Aucun doute que Ki Young sera le sujet de conversation. Pour le reste, je n’ai pas le moindre indice. J’aimerais bien qu’elle m’annonce qu’elle est désireuse de le rencontrer, ou encore mieux, qu’elle regrette leur séparation et le veut de retour dans sa vie. Mais je ne parierai même pas une pièce de dix wons là-dessus.
Je me souviens d’une chanson japonaise que j’écoutais il y a quelques temps. En fait, les paroles sont en anglais mais l’interprète vient du Pays du Soleil Levant. Je l’ai connu en m’intéressant à ce qui se faisait là-bas… Parce que bien entendu, je voulais savoir ce que les garçons risquaient de se mettre à chanter quand ils allaient changer de pays. Pour la petite info, j’ai longtemps été assez inquiète quant à ce qui allait les attendre. Faut dire ce qui est, les artistes japonais ont un certain penchant pour l’abjecte matinée de voix criarde, et les boysbands en particulier se spécialisent dans les harmonies désordonnées, façon mauvaise chorale de kermesse.
Cette chanson s’appelle « Me Muero » et si j’en parle, c’est parce que l’état de la fille dans les paroles me rappellent un peu mon propre état quand les garçons ne sont pas là. Bien entendu, Chéri n’est pas à Istanbul, je ne fume pas et je ne peux pas me permettre de passer mes journées en pyjama, alors tout ne colle pas au mot près, mais dans l’idée générale, c’est à peu près ça.
L’ambiance n’est plus du tout la même. Le silence résonne entre les murs, il bourdonne dans mes oreilles. Le vide est étourdissant, parfois j’en ai limite la tête qui tourne. Les repas pris toute seule, j’y suis habituée, mais ne pas entendre leurs voix qui résonnent partout dans la maison quand ils arrivent, en revanche, c’est si atypique que j’en viens à me dire que je suis plongée en plein rêve. Ou bien en plein cauchemar, au choix. Pousser les portes et faire face au noir, à l’absence de mots et de vie, c’est plus anxiogène qu’il n’y paraît.
Avoir la sensation que l’enfer, en fin de compte, c’est juste un paradis déserté par les anges au milieu duquel déambule une seule âme égarée. Au hasard, la mienne.
Comme je n’avais pas encore reçu la moindre nouvelle et que, j’ai beau savoir qu’il ne doit pas avoir le temps pour ça, ça m’inquiète quand même, j’ai essayé de l’appeler, un peu plus tôt dans la soirée… Je suis tombé sur le manager et il m’a sermonnée comme si j’étais une collégienne en retard au premier cours de l’année. Soi-disant qu’il ne faut pas téléphoner quand Shin Jung est occupé. Qu’est-ce que ça peut bien faire ? S’il est trop occupé pour décrocher son putain de portable, je ne vois pas bien ce que ça change. Et puis, je suis quoi, moi ? La première groupiasse venue ? C’est à croire que oui, parfois, vu comment on me traite…
Alors, en attendant – quoi, on ne sait pas trop – j’ai essayé de m’occuper de manière constructive. J’ai cherché des articles parlant de la conférence de presse organisée pour le nouveau membre, histoire de voir si l’opération a fait bonne impression… Je crois que ça a été le cas mais je n’en suis pas sûre à cent pour cent. Je lisais les phrases sans tout à fait les voir, d’autre pensées flottant dans ma tête dans le même temps. Des pensées dirigées vers une personne toute autre qu’une petite nouvelle même pas vraiment débarquée.
J’ai laissé tomber depuis une heure au moins, et tant pis si ça ne fait pas tout à fait professionnel. Après tout, si personne ne m’appelle en me traitant de tous les noms, je peux supposer que j’ai réussi à faire mon travail de façon convaincante. J’espère bien, entre nous, parce que je n’ai vraiment pas la tête à affronter une tempête médiatique, ce soir.
Je suis affalée sur le comptoir de la cuisine, un verre de vin à portée de main. Dans le noir. Et dans le silence. Mon activité majeure est la suivante : fixer mon portable en espérant qu’il se mette à sonner. Peut-être que « la toute-puissance magique de la pensée » de Freud, ce n’est pas juste un machin de psy et que ça existe pour de vrai.
Et à une autre époque, pas si lointaine, dans le même lieu, après une première soirée, même si elle avait été un peu bizarre, je me suis très vite sentie dans mon élément. D’accord, les murs et les pièces ne m’étaient pas vraiment familiers mais grâce à la bouffe improvisée de milieu de nuit, au moins une partie des habitants n’étaient plus des inconnus pour moi. En me réveillant, j’ai eu l’impression d’être chez moi. Et ça, en dépit du fait qu’une grosse partie de mes affaires attendaient encore d’être déballées. Soit. De toutes manières, j’avais toute une journée de libre pour m’y atteler.
C’était le bon temps. Celui où mon téléphone ne sonnait pas à longueur de semaine pour me demander de mettre des rustines sur diverses crevaisons.
Shin Jung était déjà parti quand je suis sortie de la chambre. Les autres n’étaient pas là non plus, ce qui est plutôt logique… Mais il avait laissé un mot pour moi sur la table du salon, qui disait que quelqu’un allait passer pour me donner un double des clés et m’expliquer le fonctionnement de la résidence. Il y a tout un tas de règles que je me dois de suivre à la lettre si je ne veux pas qu’il arrive quelque chose qu’il ne faudrait pas. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas tout un tas de règles pour tout un tas de choses différentes… À force, ça devient la bête routine.
Oui, mais au début, ça paraît aussi difficile à retenir que l’annuaire de Séoul.
Je ne savais pas trop si j’avais le droit de faire ce que je voulais comme je le voulais dans la cuisine alors en guise de petit déjeuner, j’ai juste attrapé une pêche dans le frigo et j’ai décidé d’aller visiter plus en profondeur les pièces qui composaient mon nouvel environnement.
Par la magie de la femme de ménage, ce nid douillet peuplé uniquement de mâles est d’une propreté immaculée. Il n’y a rien qui traine, rien qui dépasse. Tout est nettoyé à fond, rangé dans les moindres recoins. On ne peut pas se permettre que l’un d’eux choppe quelque chose. Membre malade égal groupe qui tourne au ralenti et groupe qui tourne au ralenti finit par être égal à moins d’argent qui rentre dans les caisses de l’agence. Et bien, oui. Au risque de choquer, le but numéro un de toute agence n’est pas de produire de la bonne musique. C’est, avant toute chose, de faire du fric. La musique, bah, on verra après, hein.
J’avais un peu l’impression d’être Alice… Oui, oui, la gamine blonde aux pays des merveilles. Mais si… À un moment donné, dans le bouquin, elle se retrouve dans un couloir avec plein de portes mais elles sont toutes fermées et elle n’a pas la clé. C’est juste avant qu’elle ne boive le lait qui la fait diminuer, et qu’elle ne mange le gâteau qui la fait grandir. Bon, enlevez la blondeur, les gâteaux, le lait et gardez les couloirs avec les portes et vous y êtes.
Je connaissais déjà les salles de bain… Les portes suivantes qui se sont présentées à moi étaient les chambres des garçons. J’ai juste observé à la va-vite, sans pousser plus loin mes investigations parce que c’était du domaine du privé et que ça ne me regardait pas vraiment. Au moins, en cas de problème, je savais où elles étaient. Même si je ne savais pas qui dormait où.
À l’intérieur de l’appartement, les garçons ont leur salle de sport privée. C’était la première fois que je voyais une chose pareille, moi qui n’ai jamais foutu un pied dans un club de gym. La pièce est aussi nickel et blanche qu’une chambre d’hôpital, l’odeur dérangeante en moins. En lieu et place du lit moche et de la table de nuit en formica, il y a des vélos, des steppers et des machines pour les abdos. J’ai passé le bout des doigts le long du chrome à la brillance impeccable d’un des appareils, en essayant de m’imaginer Shin Jung transpirant, en pleine action sur l’une d’elle. La pensée était trop émoustillante alors j’ai décidé de changer de pièce.
La seconde porte que j’ai poussé m’a mené vers un endroit que je n’aurais jamais soupçonné. Les garçons appellent ça « la salle de jeux ». Mais mis à part le babyfoot qui trône au milieu, à prendre la poussière parce que personne ne l’utilise jamais, il n’y a pas vraiment de quoi s’amuser. Ici, c’est l’exception qui confirme la règle. L’un des seuls endroits de l’appartement où on se dit que oui, on vit bien entouré de jeunes mecs. À mon avis, la femme de ménage a peur d’y entrer.
J’ai de suite trouvé l’endroit tout à fait passionnant. Et je me suis aussi demandée ce qu’ils pouvaient y faire. En dehors du babyfoot, il y a un vieux piano dont on a arraché une touche noire. Un grand miroir en pieds et des tonnes de vieilles fringues éparpillées partout. Des étagères en fer regorgent de gadgets divers, figurines, robots et cartes à collectionner. On y trouve même quelques magazines cochons à peine dissimulés.
C’est ma curiosité parfois mal placée qui m’a poussée à feuilleter l’un d’eux. J’ai réussi à trouver un fauteuil dans un état correct et je m’y suis assise pour finir ma pêche. C’était pas tout à fait un magazine cochon, plutôt ce que l’on appelle « magazine de charme ». Des filles aussi nues qu’un nouveau-né prenaient la pause dans différents décors. J’étais jalouse de leur ventre plat, de leurs poitrines bien développées… Et je m’amusais à essayer de trouver des défauts embarrassants, histoire de me sentir mieux.
C’est à ce moment-là que quelqu’un s’est éclairci la gorge non loin de moi. J’ai été si surprise que j’en ai fait tomber mon reste de fruit par terre. Mes joues sont passées du pâle au rouge cramoisis quand j’ai compris que c’était la personne envoyée par l’agence qui se trouvait là, celle qui devait venir m’expliquer les règles à suivre et tout.
Sympa comme première image, non ? Une nouille en pyjama en train de feuilleter un bouquin avec des nanas à poil dedans. La grande classe.
Quand j’ai découvert qu’il s’agissait d’une jeune fille qui avait à peu près mon âge, j’ai été un peu rassurée. Elle m’a souri et ça a achevé de me convaincre que ce petit incident n’était pas si grave.
Elle s’appelait Ji Eun Kyung. Eun Kyung est lesbienne alors on l’assigne aux groupes de garçons, comme ça, aucun risque qu’il n’y ait des histoires d’amour qui viennent empoisonner la vie du groupe… C’est vraiment ainsi qu’on considère les idylles dans ce milieu : comme du poison. Ils sont tellement chaleureux… Eun Kyung était – et elle l’est toujours, d’ailleurs – une espèce de sous-coordinoona. La personne que l’on charge de faire toutes les basses besognes dont les autres, trop occupés, ne veulent pas se charger.
C’est l’évidence même. On ne fait pas de traitement de faveur au poison. On le traite à son niveau.
Parce que fixer mon portable en espérant qu’il sonne est tout sauf une activité digne de ce nom, après quelques verres de vin, j’en ai trouvé une autre. L’alcool aidant, je me suis mise à faire des choses indignes de la Olivia Pope que je m’efforce de copier dans ma vie professionnelle. Même si elle s’envoie je ne sais combien de bouteilles de grands crus par épisodes, jamais elle ne finit par faire ce que j’ai fait, moi.
Je suis allée dans la chambre et j’ai attrapé une chemise de Chéri que j’ai passé en guise de pyjama. Et puis, j’ai conversé avec la porte de l’armoire. Parce que j’ai un vilain bleu dans le dos, il fallait que je la sermonne pour avoir été si méchante avec moi. Que si elle ne voulait pas de moi, elle n’avait qu’à le dire. Quand on en vient à parler aux meubles, c’est que, pas de doute, on touche le fond. Après ça, j’ai eu envie de me défouler alors j’ai mis Empire à fond et j’ai dansé n’importe comment, en chantant à tue-tête. S’il pleut demain, ne vous posez pas de question. On sait de qui ce sera la faute.
Je n’arrête que lorsque, ô miracle, mon téléphone sonne enfin. Passablement éméchée, j’en néglige les règles et prudences d’usage, pour me jeter sur mon portable comme un lion sur une gazelle, et décroche à la première sonnerie.
– Je savais que tu ne dormais pas, me déclare Shin Jung en soupirant.
Un petit coup d’oeil à la pendule du salon. Une heure et demi du matin. Ah oui, quand même. Je n’avais pas conscience qu’il était aussi tard. En même temps, que peut-on attendre d’une personne capable de discuter avec une porte d’armoire comme s’il s’agissait d’un véritable être humain ? Ouais, pas grand-chose, nous sommes d’accord…
Conversation banale. Échanges de platitudes. Et on en vient au plus gros problème de la journée. Enfin, de la soirée… Qui pour une fois, n’est pas Ki Young.
– Pourquoi le manager me parle toujours aussi mal ? On dirait que je suis sa fille, c’est désagréable. Si j’appelle et que tu n’as même pas ton portable à portée de main, je vois pas en quoi c’est si dérangeant… C’était bien, le tournage ?
– Bah, c’était un tournage, quoi. Et je suis désolé pour le manager. Il n’aime pas les coups de fil pendant les Schedules. Il ne fait pas ça qu’à toi. Même nos propres parents se font sermonner s’ils font la même chose !
D’accord. Donc, c’est encore ma parano qui me reprend, et rien d’autre. C’est que, depuis le tout début, j’ai la sensation que Monsieur Kim ne me porte pas dans son coeur. Shin Jung a eu beau me rassurer des tonnes de fois, me dire qu’il est dur comme ça avec n’importe qui, ça ne parvient jamais à me convaincre tout à fait. Je reste persuadée, tout au fond de moi, qu’il ne m’aime pas et me voit comme une menace à l’équilibre du groupe.
Pourtant, je trouve que je ne m’en sors pas trop mal. Enfin, la plupart du temps, et si on met de côté toutes les fois où j’ai eu envie de commettre un meurtre sur la personne de Kim Ki Young, bien entendu.
– Bon, alors, sinon, tu faisais quoi, toujours debout ? S’il te plait, ne me dis pas que tu as encore pété un câble et embêté les voisins tout ça parce que tu t’ennuies…
Oups. Moi ? Jamais !
Alors, même si je sais qu’il sait que je mens, je lui raconte que c’est faux et que d’abord, j’étais super occupée parce que y avait un truc et un machin à faire pour untel. Il ne me croit pas, de toute évidence, mais choisit pour seul manifestation d’incrédulité de soupirer à travers le combiné. Et de me rajouter que si je m’ennuie, je n’ai qu’à reprendre l’écriture. Bam !
Shin Jung a beau être très content de ce que je fais pour gagner ma vie, puisqu’il m’a plus ou moins poussé dans cette direction et que ça nous permet de vivre comme on vit, il trouve que je gâche quelque chose en négligeant à ce point ce qui a longtemps été une passion dévorante. Il est persuadé, ce dont je doute fort, que je pourrais faire quelque chose de ce qu’il appelle un « don ». Il est mignon… Mais la seule personne qui possède un véritable don, de nous deux, c’est lui. Moi, je suis très compétente dans le règlement de conflits, mais je n’ai jamais eu aucun réel talent.
Ça me fait penser que, tout de même, c’est une drôle de vie que la nôtre. Nos conversations téléphoniques me semblent très éloignées de celles des vrais gens. Quant à nos préoccupations existentielles, je n’en parle même pas… Je suis prête à parier qu’il n’y a pas une personne « normale » qui parle de don et de talent comme nous, et qui s’incitent mutuellement à s’améliorer dans tel ou tel domaine artistique. Non, parce que dans le monde réel, il doit plutôt être question de courses à faire au supermarché, de qui va sortir le chien ou mettre les poubelles dehors le soir.
Même si des fois, je me demande qui est vraiment les plus chanceux, d’eux ou de nous. Quand j’y réfléchis, je me dis que peu m’importe, dans le fond. Tout ce qui compte pour moi, c’est d’être avec lui.
Le reste de la conversation tourne de façon… particulière, disons. Recroquevillée sur le canapé, sa chemise toujours sur le dos, je ris comme une adolescente en pleine puberté, tout ça parce qu’on se raconte ce qu’on ferait si, en ce même moment, on était l’un à côté de l’autre. Ce qui veut dire que, bien entendu, il s’agit là de cochonneries parce que bah… on est comme ça et puis voilà. L’être humain a des envies et des besoins naturels. Ça ne sert à rien de s’en cacher, de faire comme si, non, nous ne touchions pas à ça. Nous sommes des gens biens, nous, messieurs, dames et oui ! Ridicule, n’est-ce pas ?
Quelques minutes après avoir raccroché, je me décide enfin à aller dormir. Une autre grosse journée m’attend demain. Je sens qu’on va m’appeler pour demander d’arrondir d’autres angles… Ça doit être l’habitude, je les vois venir comme on voit arriver un convoi de camions sur une route de campagne. Et puis, en ce moment, les scandales, on dirait bien que c’est la grande braderie. Tout doit disparaître… Vous battez pas, y en aura pour tout le monde.
Demain, j’ai aussi ce rendez-vous avec Ellie. Je ne sais pas du tout de quoi elle veut me parler. Impossible dans sa voix de détecter le moindre indice. Il ne fait aucun doute que le sujet principal de la conversation sera Ki Young, mais pour ce qui est de la teneur des propos, je n’ai aucun pronostique à afficher. Ce sera un peu la loterie des sentiments, quoi. Soit ça passe, soit ça casse. Pour être tout à fait honnête, j’espère que ça va passer plus que casser. J’ai comme la sensation que Ellie est la clé à tous les tourments qui nous entourent. La pièce qui manque à l’échiquier pour que la partie soit gagnée. Ou perdue.
Mais ne pensons pas de manière négative.
Il y a une chose qui est sûre à propos d’elle. Je ne l’ai peut-être vue que durant quelques minutes, mais j’en entends parler depuis des mois, si ce n’est des années, alors j’ai fini par me faire une certaine image d’elle. L’image d’une jeune fille au caractère bien trempé, mais aussi d’une grande douceur et d’une immense gentillesse, capable de donner plus qu’elle ne reçoit.
Autrement dit… Tout le contraire d’une certaine Jacqueline.
J’ai fait connaissance de ladite Jacqueline un soir. Enfin, disons plutôt une nuit. Je ne sais pas bien l’heure qu’il était. Ce que je sais, c’est que les garçons devaient rentrer tard. Ils participaient à une émission avec tout plein d’autres idols et de personnalités, et le tournage avait trainé en longueur, au point qu’ils m’avaient envoyés un message pour me dire de ne pas les attendre. J’étais là depuis une poignée de mois et c’était déjà une sorte de routine pour moi, de les voir parfois rentrer très tard, quand ils rentraient… Rien de très extraordinaire.
Le truc de plutôt extraordinaire, ou tout du moins, incongru, c’est que Shin Jung et moi n’avions pas encore dépassé un certain stade. On se limitait à des bisous et des câlins, même si certains câlins avaient été limites. Mais pour l’heure, ce n’était pas allé plus loin. Je ne saurais trop dire ce qui nous retenait. Je crois que l’envie était présente – en tous cas, de mon côté – mais je ne sais pas… Peut-être que c’était la peur qui nous retenait. La peur, si ça ne correspondait pas à nos attentes, que ça puisse tout remettre en question.
Comme il m’avait été demandé, je ne les avais pas attendus et j’étais partie me coucher, aux environs de minuit. Je m’en souviens comme si c’était hier… J’étais en train de dormir. Je rêvais que je préparais du kimchi avec ma mère, dans ma chambre d’enfance. C’était bizarre, et pourtant ça paraissait tellement réel que je pouvais sentir l’odeur du chou et de la poudre de piment. Soudain, maman a voulu aller chercher le balai. J’ai protégé ma tête dans la crainte de représailles, mais elle est revenue avec un chapeau de magicien, duquel elle a sorti un lièvre, qu’elle tenait pas les oreilles. La bestiole m’a regardée avec des yeux apeurés, puis maman lui a tranché la gorge au-dessus de mon lit, et il a fait un bruit étranglé qui m’a fait soudain ouvrir les yeux.
En face de moi, il y avait le mur. Mon coeur battait à cent à l’heure. Je n’ai pas de suite senti la présence derrière mon dos. Elle ne m’a parue évidente que lorsque je l’ai entendue s’exprimer, d’une voix enrouée :
– Oh non ! C’est pas vrai !
Shin Jung était allongé dans le lit à mes côtés, un de ses bras reposant sur mes hanches. Son souffle chaud caressait ma nuque et j’ai dû réprimer un frisson. Pas seulement parce que c’était agréable comme sensation… Aussi parce qu’un nouveau râle étrange est parvenu d’une chambre voisine et que ça me rappelait mon cauchemar.
Pétrifiée, je n’osais même pas bouger un cil. Ce n’était pas évident à reconnaître comme son. Rien ne m’aurait fait parier sur ce que c’était en vérité, si on me l’avait demandé.
– Jungie… Tu veux pas aller voir ce que c’est, ce bruit ? On dirait un animal sous torture. Ça me fait peur…
Soupir derrière moi. Nouveau frisson. Cette fois, rien à voir avec les râles de la chambre voisine.
– C’est inutile. Je sais déjà ce que c’est. Ki Young a ramené une fille.
– Ah.
Aussitôt, j’ai su que je pouvais me détendre. Il n’y avait aucune bête féroce tapie dans le salon, et qui attendait qu’une victime se pointe pour la dévorer toute crue. À ce moment, j’étais encore loin de me douter que ça allait être encore pire. Le début des vraies emmerdes.
Et puis, quelque chose a fait tilt. Ki Young avait déjà quelqu’un. D’accord, il ne la voyait jamais, et ça me semblait être une affaire bien alambiquée, mais il avait l’air très amoureux, et de ce que les garçons m’en disait, la copine en titre était adorable, pas compliquée et jolie. Quand on a quelqu’un comme ça, on ne va pas voir ailleurs, non ? Mais peut-être que je suis encore un peu naïve à propos de certaines choses. J’ai donc posé la question à Shin Jung, à savoir si Ki Young n’avait pas déjà une fille dans sa vie.
Il a haussé les épaules.
– C’est son problème. Là, tout ce que j’aimerais, c’est qu’il en finisse le plus vite possible. Je suis claqué.
J’ai roulé du côté inverse et je me suis rapprochée de lui dans le lit. Aussitôt, ses bras sont venus entourer ma taille avec plus d’assurance et de fermeté. J’ai posé mes deux mains de chaque côté de son visage, dans une tentative vaine et désespérée de lui boucher les oreilles, pour que le bruit cesse de l’importuner et qu’il puisse dormir. Je me suis vite rendue à l’évidence que ça n’allait pas y faire grand-chose. M’enfin.
Un nouveau son est monté de l’autre chambre, plus fort mais plus rauque. Là, j’ai réalisé pour de bon ce qui était en train de se passer. Juste à côté, à quelques mètres de nous, il y avait Ki Young, avec une fille, en train de… Je ne vais pas vous faire un dessin. J’ai senti le sang affluer vers mes joues et j’ai remercié la semi-pénombre de cacher ma gêne à Chéri.
Ça n’a duré qu’une poignée de secondes. Ensuite, je me suis rendue compte que non, décidément, ça n’avait rien d’excitant et que, même, ça faisait limite froid dans le dos, ces bruits comme venus d’un autre monde.
Shin Jung avait toujours les yeux fermés mais ses sourcils étaient froncés. J’ai caressé les cheveux sur son front, et je me suis aperçue qu’il était tellement fatigué qu’il n’avait même pas prit le temps de retirer la tonne de gel qu’ils leur mettent dans les cheveux, pas plus qu’il n’avait pensé à se débarrasser du trait de crayon noir autour des yeux dont les maquilleuses sont friandes. Ça m’a fait de la peine pour lui… Je n’aime pas le voir mal ou exténué et ne pouvoir rien faire du tout contre ça.
C’est alors que sont venues jusqu’à nous les habituelles odeurs de nourriture de milieu de nuit. Au lieu de rester là, à attendre que ça se termine, je me suis dit qu’il serait plus sympa encore de se lever et d’aller partager un bon repas avec les garçons. Parce qu’un bon repas, en plus, ça aide à faire dormir. J’étais même persuadée, une fois n’est pas coutume, que Michael et Beom Yeok se seraient eux aussi joints à la petite fête, tellement il était inconcevable pour moi que d’autres personnes puissent arriver à occulter ces gémissements tout sauf émoustillants.
Je me suis assise sur le lit, arrachée à contrecoeur de son étreinte…
– On n’a qu’à aller faire un casse-croûte avec les autres. Ce sera toujours mieux que d’attendre ici. Non ?
Vraiment, l’idée me semblait bonne. J’ai vu Shin Jung ouvrir les yeux et je me suis dit qu’il était d’accord avec moi. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il attrape un de mes poignets et me force à retourner auprès de lui.