Madame Virginie Pradel, la lecture de votre article d’opinion publié dans Les Echos le lundi 6 avril 2020 nous a profondément outrés. En tant que rédactrices et rédacteurs du webzine Korea’s Owls qui s’évertue à transmettre notre curiosité pour le pays du Matin frais auprès des publics francophones et à élargir, à notre humble échelle bénévole et amatrice, les horizons des Francophones vis-à-vis de la culture coréenne, nous ne pouvons cautionner qu’un tel article peu sourcé puisse atteindre la réputation de la Corée du Sud et heurter la dignité de ses habitants.
Car vos propos, sous couvert d’un valeureux élan de protection des libertés qu’on ne leur reprochera certes pas, se sont enlisés dans une dommageable interprétation des mesures politiques prises par les gouvernements coréen et taïwanais face à la pandémie de coronavirus de 2020.
Votre méconnaissance du sujet moins que la tribune qui vous fut accordée ont des conséquences graves sur la perception que les Coréens ont des Français. Laissez-nous cependant relever les approximations qui parsèment votre texte et vous conseiller quelques heureuses lectures qui seront nourricières à votre fine sagacité.

« Au demeurant, est-il besoin de rappeler que ces deux pays ne sont pas des modèles en matière de respect des libertés individuelles, voire ce qu’il y a de pire dans ce domaine ? »
Bien mal nous prendrait de comparer des pays entre eux sur la base de paramètres approximatifs et guidés par tant de subjectivité mais, le mot étant lâché, sont-ce Taïwan et la Corée du Sud les pires états en terme de respect des libertés individuelles ?
The Freedom House, une institution américaine qui étudie l’étendue de la démocratie de par le monde, a noté le taux de liberté en Corée du Sud de 83/100 et à Taïwan de 93/100.
Dans son rapport annuel publié le 30 janvier 2020, Amnesty International revient sur les Droits de l’Homme dans les pays asiatiques. La République de Corée, alias Corée du Sud, présente des avancées non négligeables dans les droits des femmes. Les points d’inquiétude du rapport portent sur les droits des homosexuels et des transgenres, les objecteurs de conscience et la peine de mort.
« Tandis que la Chine met en place depuis plusieurs années une surveillance numérique et une répression terrifiante de ses citoyens, la Corée du Sud fait de même… »
La Corée du Sud a un passif dictatorial qui ne peut être nié. Mais peut-on réellement comparer la Sixième République coréenne à la République Populaire de Chine ? Plus judicieux est d’étudier les raisons du niveau de surveillance numérique en Corée. Et l’une d’elles, d’importance, réside tout simplement dans le fait que la Corée du Sud a pris très tôt le tournant du numérique via une politique détaillée par Monsieur Chung Choong Sik en 2015 que l’on vous recommande fortement. Y sont expliqués les choix politiques en matière de numérique. En parallèle, le ministère coréen de la Justice met à disposition toute la documentation dont notamment les processus du Personnal Data Dispute Mediation Committee qui accompagne les litiges liés aux utilisations de données personnelles.
« (…) des milliers de Coréens sont formés dans des écoles dédiées aux techniques de traquage-délation et rémunérés pour dénoncer les manquements de leurs concitoyens. »
Vous auriez presque atteint, Madame Virginie Pradel, un semblant de véracité. Il manque cependant une once de contexte pour comprendre le fonctionnement de ce système de délation qui est pensé en Corée comme une action citoyenne de maintien de l’ordre et est moins largement représenté qu’il n’y paraît. Une de nos rédactrices y a consacré un article en 2017. La pratique de la dénonciation est d’ailleurs à ce point répandue qu’elle est soumise à un cadre légal strict. C’est au sein de la politique anticorruption que les protections et récompenses des délateurs sont définies.
« Cela fait bien longtemps qu’ils ont mis de côté les libertés individuelles, si tant est qu’elles aient déjà existé… »
Sur ce point, Madame Pradel, votre jugement n’était pas totalement infondé mais l’ethnocentrisme semble l’avoir quelque peu entaché. La notion d’individualité comme nous la considérons est récente dans la culture coréenne et fait son chemin depuis plus d’un siècle. Encore expérimenté dans de nombreux pays asiatiques à qui le confucianisme a transmis une conception des relations humaines basée sur les échelles « familles, pays, monde », l’individu est une transformation profonde qui a une influence positive, entre autre chose, sur la place des femmes dans les sociétés asiatiques modernes. Outre tous les ouvrages d’études coréennes qui abondent dans des revues telles que Revue de Corée, prenez le temps, Madame Virginie Pradel, de lire ce papier qui expliquera la mutation qui s’opère dans la culture administrative coréenne.
Soyez humble, Madame Virginie Pradel
Soyez humble Madame Pradel car la Corée du Sud n’est pas une terre de cheonmin qui se laissent rabaisser sans élever de protestations. Cette jeune démocratie, du haut de ses trente-trois ans, a au contraire bien des leçons à donner à nos vieillissantes démocraties tant par la réactivité des pouvoirs administratifs et exécutifs que par la vivacité des Coréens eux-mêmes.
Sans doute que notre perception de la justice comme de la démocratie, n’étant pas fondue dans le même moule, ne peut avoir les mêmes bases que les habitants du pays du Matin frais pour qui la morale fait fondation à la justice et à l’harmonie sociale. Mais en aucun cas nous ne pouvons réduire les pays d’Asie de l’Est à des États sans justice, ni liberté, ni conscience des individus.
Soyons humbles, nous Françaises et Français, à plus forte raison lorsque nos voix portent si loin aux oreilles du monde, car les impairs du jour sonneront comme outrage pérenne. Celui qui ne se corrige pas lui-même, comment pourrait-il corriger les autres ? ou en bon chinois 不能正己,焉能正人.
En tant que journalistes même amateurs, en tant que Français et Européens et surtout en tant qu’êtres humains, nous vous demandons de corriger vos approximations et de vous excuser auprès des Coréennes et Coréens, Taïwanaises et Taïwanais.
Sources : Amnesty International | Freedom House | Human Right Watch | Cairn | Personal Data Protection Laws in Korea | Anticorruption & Civil Rights Commission | Cairn | Asialyst | Les Echos
Image de une : traduction de la réponse de l’Ambassade de Corée du Sud en France par @encoreedusud