La littérature nord-coréenne est longtemps restée inaccessible pour le lectorat francophone. Mais la situation change lorsqu’en 2011, les éditions Actes Sud marquent l’actualité en traduisant pour la première fois un roman nord-coréen en français : Des amis, de Baek Nam Ryong.
Le fruit d’une rencontre entre Baek Nam Ryong et Patrick Maurus
Baek Nam Ryong est un auteur nord-coréen né en 1949. Après avoir travaillé dix ans à l’usine, il étudie la littérature à l’Université Kim Il Sung. Marqué par son passage à l’usine, Baek Nam Ryong est sensible aux questions sociales. En 1988, il publie son roman Des amis (벗, « beot »).
Mais comment cet ouvrage a-t-il pu traverser les frontières nord-coréennes ? Tout commence lorsque Patrick Maurus, maître de conférences à l’INALCO et directeur de la collection Lettres coréennes chez Actes Sud, découvre Des amis lors d’une visite en Corée du Nord. Il rencontre Baek Nam Ryong en 2009 et décide de traduire son roman, qui pourrait offrir aux Français un aperçu de la vie quotidienne en Corée du Nord.

Résumé du roman Des amis
Des amis est un roman en trois parties qui raconte le divorce entre une cantatrice et un ouvrier, parents d’un jeune enfant : l’incipit s’ouvre sur cette femme qui vient voir le juge pour lui annoncer son intention de divorcer, à laquelle son mari consent. Mais le juge, au lieu d’accepter sa demande, enquête tel un détective sur l’histoire du couple afin de savoir ce qui a pu mener à sa demande. Le juge n’hésite pas à sortir de sa zone de confort pour interroger les proches du couple et connaître leur véritable problème.
Des amis s’inscrit dans la tradition du réalisme social encouragé par le régime nord-coréen, un mouvement visant à attirer l’attention sur les conditions de la classe ouvrière et à critiquer les structures sociales qui les sous-tendent. En effet, il narre le parcours de protagonistes qui sont de travailleurs ordinaires, subissant les difficultés du quotidien et victimes d’individus abusant de leur position sociale.
Mon avis sur Des Amis
Une préface nécessaire et instructive
De toute évidence, à la vue du contexte de publication, une préface s’imposait. Et comme c’est généralement le cas avec les préfaces de Patrick Maurus (il a aussi rédigé celle de Quelque chose de Corée du Nord), celle-ci était très instructive.
Le professeur revient notamment sur le rôle de la traduction, des préfaces et des notes de bas de page. Il y explique que si certaines expressions ou formulations nous semblent peu intuitives ou claires, c’est parce qu’il n’existe pas d’équivalent en dehors de la Corée du Nord. Je pense notamment à certaines institutions nord-coréennes que je ne connaissais pas, mais dont les rôles ont été explicités en bas de page.
Le style retenu et froid de Baek Nam Ryong
Tout d’abord, j’ai eu cette impression que le narrateur était distant, dans le sens où même lors de moments intimes, la description des sentiments restait contrôlée et retenue. C’est comme si le narrateur voulait décrire ces émotions de manière objective, ce qui est paradoxal quand on parle d’amour…
En outre, l’histoire est marquée par une ambiance froide et solitaire : on retrouve à plusieurs reprises des références, lexicales ou métaphoriques, à la pluie, à la nuit, au froid et à l’absence. Dans une certaine mesure, Baek Nam Ryong compare le divorce à une crise de couple difficile à surmonter, tel l’hiver avant que le printemps ne fasse son retour.
À titre anecdotique, je me suis demandé si certains aspects scénaristiques étaient tirés de la vie de l’auteur. En effet, Baek Nam Ryong a été ouvrier avant d’étudier à l’université, ce qui n’est pas sans rappeler la trajectoire du mari de la cantatrice.
Une vision de la famille traditionnelle ou nord-coréenne ?
J’ai été marquée par la vision de la famille nord-coréenne. Bien que cette histoire date de 1988, cela ne m’a pas empêchée de passer par plusieurs émotions au cours de ma lecture. J’ai d’abord eu l’impression que l’auteur, à travers le juge, encourageait les rôles « traditionnels » des époux au sein de la famille.
Mais au fur et à mesure de l’histoire, je me suis rendu compte que l’auteur ne soutenait pas nécessairement un modèle « conservateur » : outre le fait qu’il ait déjà prononcé des divorces par le passé, le juge vit pratiquement seul et s’occupe des tâches ménagères, sa femme étant en déplacement professionnel dans une autre région.
En fait, peu importe le modèle de famille, tant qu’elle reste unie : la famille étant la cellule de base de la société nord-coréenne, c’est elle qui permet le bon fonctionnement du régime. Les couples doivent donc ignorer leurs désirs individuels, au profit du bien de la nation. Le divorce est l’ultime recours, qu’il faut à tout prix éviter.
« Ils ont des familles ou vivent dans une famille. Aucun ne vit sans famille. Une famille où règne l’amour est un monde beau où grandit l’avenir. »
Des amis, explicit
Des amis, un roman au discours moralisateur
Si je pensais au début que la « faute » serait entièrement rejetée sur la cantatrice, l’auteur m’a détrompée dans la suite du roman. Bien sûr, le juge critique le comportement de la cantatrice, dont la vanité lui a fait oublier ses origines. Mais après avoir mené l’enquête, il critique également le comportement du mari qui refuse d’étudier alors qu’il pourrait ainsi davantage servir sa patrie.
On apprend également que les ennuis du couple ont été causés par un de leurs proches, qui a notamment abusé de sa position sociale pour mieux vivre, au détriment des ouvriers et du régime. J’ai été impressionnée que l’auteur parle ouvertement de cette corruption, étant donné les risques de censure.
Tout cela m’amène au dénouement, que j’ai trouvé trop rapide. En effet, l’autocritique se fait trop facilement pour être crédible. La volonté de présenter un discours moralisateur, pour se conformer à l’héritage confucéen de la littérature nord-coréenne, amène le roman sur une fin qui convaincra difficilement les lecteurs occidentaux.
« Bien des habitants ne savent pas où se trouve le tribunal. Parce qu’il n’y a aucune raison que ceux qui vivent une vie civique saine, une vie sociale normale et une vie familiale harmonieuse s’y rendent. »
Des amis, incipit
Conclusion
Malgré la gravité des thématiques abordées dans l’ouvrage, la volonté d’offrir un discours moralisateur offre au roman une naïveté qui facilite la lecture, mais qui peut également frustrer les lecteurs. Je conseille néanmoins ce roman à tous ceux qui veulent découvrir la société nord-coréenne !
Où se procurer Des amis ?
Des amis, trad. de Patrick Maurus, Yang Jung-hee et Tae Cheon, Arles, France, Éditions Actes Sud, coll. « Lettres coréennes », 244 p. (ISBN 978-2-7427-9933-6)
Vous pouvez lire gratuitement un extrait du roman sur le site des Éditions Actes Sud.