Grande figure féminine de la modernité coréenne, Na Hye Sok fut la George Sand du pays du matin frais. Révoltée contre la figure de la « bonne mère, bonne épouse », elle chercha à exister en tant qu’artiste à part entière et devint la première artiste et écrivaine moderne de Corée. Elle participa aussi au mouvement du 1er mars 1919 puis s’exila en Europe pour développer son art. Avec le réveil du féminisme en Corée ces dernières années, Na Hye Sok réapparaît dans les consciences des Coréennes. Korea’s Owls vous emmène à la découverte de cette artiste, écrivaine et penseuse dont les écrits ont le même échos, en Corée, que Le deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.
Biographie
Quatrième enfant d’une riche famille de Suwon, dans la région de Gyeonggi, Na Hye Sok (나혜석|羅蕙錫) naquit le 28 avril 1896. [1] Elle reçut une éducation complète puis étudia au lycée de filles de Jinmyeong d’où elle sortit majeure de sa promotion en 1913. La Corée ayant été depuis peu colonisée par le Japon, la jeune fille décida de partir pour l’école d’art de Tokyo afin d’y étudier la peinture occidentale. Son frère aîné y étudiant déjà, son père accepta que Hye Sok parte au Japon. [2]
Les années d’étude au Japon
Durant ses études, Na Hye Sok commença a écrire plusieurs essais critiques de la condition de la femme. Elle y condamnait la figure confucianiste de la « bonne mère, bonne épouse » et proclamait son intention d’avoir sa propre carrière artistique. Sa prise de position très moderne correspondait à une aspiration d’émancipation des jeunes générations d’alors vis-à-vis des anciennes doctrines. Surveillée par les autorités coloniales, elle n’était pourtant pas condamnée et plutôt valorisée comme une assimilation des valeurs modernes impériales, du moins tant qu’elle ne remettait pas en cause la présence du Japon sur le sol de la péninsule.
En 1915, elle monta l’association des étudiantes coréennes au Japon. Ce fut aussi l’année de sa rencontre avec Choe Sung Gu, un étudiant de l’université Keio et écrivain pour le magazine Hakchigwang. Ayant eu vent de la chose, le père de Na Hye Sok ordonna son retour au pays où il prévoyait de la marier. En réalité, plus que l’amourette de sa fille, il craignait son entourage de futurs indépendantistes. En effet, Na Hye Sok se rapprochait de penseurs influencés par le mouvement Donghak tel que Yi Kang Su (이광수). Ne pouvant désobéir aux vœux de son père tout en ne souhaitant pas si plier, Na Hye Sok rentra en Corée. Elle devint professeur et enseigna un an dans une école primaire pour enfin retourner à Tokyo finaliser ses études. Toutefois, en avril 1916, Choe Sung Gu succomba à la tuberculose.
Résistance et essais féministes
Na Hye Sok participa au mouvement du 1er mars 1919. Arrêtée par les autorités coloniales japonaises, elle fut enfermée plusieurs mois. En 1920, elle monta le magazine littéraire P-yeho puis le magazine féminin Shinyoja (신여자|新女子), la nouvelle femme [3]. Elle y rédigea plusieurs articles sur la condition féminine. Le hanbok fut l’un des sujets qu’elle aborda en proposant d’améliorer le vêtement traditionnel pour développer l’hygiène intime des femmes, leur santé, leur confort et leur image d’elle-même.
Le 10 avril 1920, elle obtint un mariage d’amour avec Kim Woo Young, l’avocat qui prit sa défense lors de son incarcération. Kim Woo Young était issu de la classe moyenne (chungin). Comme beaucoup de ses contemporains, il bénéficia de la colonisation japonaise pour s’extirper de sa condition sociale [4].
En 1921, Na Hye Sok présenta sa première exposition de peintures à Séoul qui fut aussi la première exposition d’une artiste coréenne. Les années suivantes, Na Hye Sok accorda plus d’importance à son travail d’auteur. Elle trouva dans l’écriture un moyen de formaliser les injustices quotidiennes qui la taraudaient.
L’Europe et l’affaire Choi Rin
À partir de 1927, Na Hye Sok entraîna sa famille en Europe. Son mari y était diplomate japonais tandis qu’elle continuait d’étudier la peinture occidentale. Cependant, une affaire qui deviendra le lourd scandale qui ne la quitta plus jamais survint. Alors qu’elle était à Paris, elle fut accusée d’adultère par son mari. Elle aurait eu une aventure avec Choi Rin, l’un des dirigeants du mouvement spirituel cheondoïsme (천도교).
Celui-ci, loin de démentir la chose, publia un article salace décrivant leurs ébats. Na Hye Sok lui intenta un procès auprès de la Justice française pour diffamation et atteinte à sa réputation. Si certaines sources prétendent que l’affaire ne fut jamais claire et qu’il est possible que Na Hye Sok fût victime de son dangereux aura libertaire, il n’en demeure pas moins que le mouvement féministe naissant fut brisé en même temps que l’honneur de la femme et la carrière de l’artiste. Son mari obtint finalement le divorce en 1931.
Une déchéance progressive
La même année, elle reçut tout de même le prix spécial lors de l’Exposition d’Art Joseon. Durant quelques années, son aura artistique ne pâtit pas trop de sa condition personnelle. Ce qui acheva de détruire sa carrière fut l’essai Confession d’un divorce dans lequel elle critiquait l’hypocrisie d’un système confucianiste qui n’apporterait, selon elle, que des mariages malheureux. Elle y préconisait notamment une période test avant mariage afin de savoir si le compagnon choisi serait le bon. Or, parler de sexualité et de relations hors mariage suffit à achever sa réputation déjà bien entachée.
Ainsi, Na Hye Sok finit sa carrière dans le désaveu et le mépris collectif. Incapable de vendre et ses œuvres écrites et ses peintures, elle passa ses dernières années à vivre de la charité des temples bouddhistes. Elle s’éteignit dans un hôpital pour vagabond le 10 décembre 1948 sans que personne ne s’occupât de sa sépulture. Encore aujourd’hui, on ignore où se trouve sa tombe.
J’étais un être humain
Bien avant de devenir l’épouse de mon mari
Et la mère de mes enfants
Avant tout, je suis un être humain.Na Hye Sok
Œuvres
Na Hye Sok fut une artiste accomplie. Son travail d’érudition touchait aussi bien à la littérature qu’à la peinture. Si ses essais sont forts d’un discours virulent, ses peintures ont un style beaucoup plus doux.
Essentiellement peintures de paysage, ses toiles mettent en scène quelques rares personnages dans des décors coréens. La nature y est foisonnante. Si l’artiste quitte formellement le style traditionnel, celui-ci transparaît dans les sujets qu’elle choisit. La nostalgie de la Corée souveraine est omniprésente. À travers la représentation d’édifices, Na Hye Sok parle d’un vœu de Corée.
L’Impressionnisme imprègne fortement le style de Na Hye Sok à ses débuts. Pendant son voyage en Europe et aux États-Unis, elle se nourrit de Fauvisme et d’Expressionnisme. Toutefois, si ses toiles empruntent une technique occidentale, le style reste très coréen. Ainsi, très tôt, l’artiste parvient à une fusion des modernités.
Sans surprise, les femmes occupent une place toute particulière dans ses œuvres. Danseuses, mères ou passantes, elles traversent les toiles témoignant de leur époque.
Sur le plan littéraire, Na Hye Sok a écrit des poèmes, des romans et des nouvelles, mais ce sont surtout ses essais qui sont aujourd’hui célèbres. À l’instar du Deuxième sexe de Beauvoir, le livre Confession d’un divorce fut l’électrochoc de la littérature féministe coréenne [5]. Ce récit autobiographique permet à Na Hye Sok d’exprimer sa colère face à l’injustice de la condition des femmes. Elle y condamne fermement la figure de la « bonne mère, bonne épouse » et aborde la sexualité féminine sans voile. Son récit fut largement condamné et rangé dans les textes honteux et pornographiques. Encore aujourd’hui, les Coréens peinent à aborder ce texte sans tomber dans un travers extrême. C’est la raison pour laquelle Na Hye Sok n’a toujours pas eu droit à un film ou un drama retraçant sa vie.
Na Hye Sok de nos jours
Pendant longtemps, la vie flamboyante et la terrible mise à mort sociale que vécut Na Hye Sok furent utilisées comme menace pour déconseiller aux jeunes femmes de faire des études littéraires et artistiques. Si elles sont aujourd’hui majoritaires dans ce genre de filière, les arts littéraires et artistiques étaient à l’origine des arts nobles réservés aux hommes. Aujourd’hui, sa réintégration reste encore timide. Si une rétrospective de ses œuvres a été exposée en 2000 au Centre d’Art de Séoul et que ses peintures se vendent à plusieurs millions de wons, son discours féministe peine encore à percer en Corée du Sud.
Le mouvement féministe Me Too réinvestit la figure féministe parfois avec une passion qui braque le monde masculin coréen. Car n’oublions pas que la Corée fut le pays où la doctrine confucianiste était la plus ferme. Jusque dans les années 1950, les garçons et les filles vivaient séparés à partir de l’âge de 7 ans. Ainsi, la diversification des figures féminines dans le paysage culturel coréen semble la voie la plus sûre pour assurer une évolution progressive des mœurs et mentalités coréennes.
Les artistes comme Shin Saimdang, devenue l’incarnation de l’érudite « bonne mère, bonne épouse », ou Na Hye Sok, l’artiste flamboyante aux ailes brisées, ont agi en fonction de ce que leur permettaient leurs époques. Leurs œuvres sont le terreau fertile sur lequel la culture coréenne moderne féminine comme masculine nourrit son aura et sa singularité.
Sources : [1] Revolvy | [2] Korean Art : from the 19th century to the present by Charlotte Horlyck – p. 41-61 | [3] Women’s Issues 1920s Korea by Yung-Hee Kim | [4] Koreatimes | [5] The New Woman in the Colonial Korea by Joyeon Rhee | Digital Library of Korean Culture | Google art and culture
Article rédigé par Casado Hélène.