Nous connaissons plus communément la nacre par le biais des perles naturelles ou cultivées. Pourtant, il existe une autre manière d’utiliser ce matériau. Peut-être avez-vous déjà croisé le chemin d’objets ou de meubles laqués avec des couleurs irisées au cours d’un voyage en Corée du Sud ? Cet artisanat s’appelle le najeonchilgi (나전칠기) et je vais vous le présenter dans cet article !
La nacre : du coquillage à l’incrustation
Une couleur irisée pour sublimer les objets
C’est à l’intérieur des coquilles d’ormeaux que l’on peut obtenir la nacre (najeon, 나전). Elles sont découpées en larges bandes puis pressées. La poussière issue de la découpe est toutefois toxique ! On extrait ensuite les différentes couches de nacre (dont la couche de camouflage), triées et regroupées par teintes. Il y a de nouvelles étapes avec différentes presses pour que les bandes soient les plus fines possibles. En ressortent des plaques de nacres avec des couleurs changeantes selon l’angle d’observation et de la lumière ambiante, allant du blanc au vert et au rose.
Plusieurs techniques existent afin de travailler la nacre, dont voici les principales :
- kkeuneumjil (끊음질) : découpe de très fines bandes à appliquer directement. Parfait pour des formes géométriques. Cette technique est la plus ancienne et minutieuse.
- jureumjil (줄음질) : les motifs sont appliqués sur la nacre avant d’être découpés. Dans sa forme la plus moderne, la scie à chantourner (introduite dans les années 1920) permet une découpe rapide et précise, permettant de varier les motifs.
- tabalbeop (타발법) : la nacre est « cassée » avec un couteau ou un cutter et la formation des motifs ressemble au procédé de la mosaïque.
Tongyeong, centre géographique du najeon
Pour obtenir les ormeaux, il faut aller au sud du pays. Plus précisément à Tongyeong et son archipel, dans la région de Gyeongsang du Sud. Là-bas, la nacre est appréciée pour sa grande qualité.
La ville, surnommée la « Naples de l’Asie », est connue pour commémorer la bataille navale de Hansan, mais ce fut aussi un port maritime et centre artisanal sous l’impulsion de l’amiral Yi Sun Shin ! De cette initiative perdure le travail de la nacre où nombre de maîtres artisans viennent s’y installer et créer des centres de formations.
Jeon Seong Gyu (1880 – 1940) est considéré comme le pionnier du najeon moderne. Il forma de grands artisans dont Kim Bong Ryong (1902 – 1994), premier titulaire du jureumjil quand la nacre fut désignée Patrimoine culturel immatériel national en 1966. Ce dernier créa deux centres d’artisanat du najeon à Tongyeong et à Wonju. Sim Bu Gil, autre apprenti de Jeong Gyu, devient quant à lui le premier détenteur national du Patrimoine culturel immatériel lié à la technique du kkeuneumjil en 1975. Song Joo An (1901 – 1981) a appris à travailler la nacre au Centre de formation de Tongyeong. Ses fils et petit-fils lui succédèrent, perpétuant la tradition familiale. Il fut à l’origine de la création du marché de najeon, après avoir été élu membre fondateur de la Chambre de commerce de Tongyeong en 1945.
Le développement historique du najeonchilgi
L’utilisation de la nacre à travers les époques
L’incrustation de la nacre sur des objets vient probablement de l’ancienne Chine. Le royaume de Silla est le premier des Trois Royaumes à être influencé par la dynastie chinoise Tang et commence sa production. Mais l’ampleur ne prendra vraiment qu’à l’époque de Goryeo. Au cours de cette période, les objets ou meubles sont réservés exclusivement à la noblesse, les yangban. Le najeonchilgi est synonyme de grande richesse et de statut social. D’ailleurs, nombre de cadeaux pour les diplomates étrangers et pour les royaumes étrangers sont des coffrets en najeonchilgi. La qualité et la minutie du travail montrent des coffrets de rangement ou meubles aux motifs élaborés et colorés. À la nacre s’ajoutent des fils en cuivre et des écailles de carapaces de tortues pour un meilleur effet décoratif et de sophistication.
Sous l’ère Joseon, les objets avec de la nacre se popularisent et ne sont plus seulement réservés à l’aristocratie. L’influence du confucianisme se ressent : on trouve des motifs de bons augures, des vœux de prospérité, ainsi que des paysages à partir du XVIIIe siècle. La nature (comme les montagnes et les arbres) sert d’arrière-plan à d’autres motifs floraux qui sont plus simplistes que sous l’influence bouddhiste. Des scènes de la vie quotidienne du peuple sont aussi représentées.
Mais l’invasion japonaise marque un coup d’arrêt. Le commerce est bridé par les autorités. Il faut attendre l’Indépendance et le boom économique des années 1960 pour un nouvel essor. C’est grâce à la détermination des maîtres artisans et des centres de formations que la nacre revient progressivement. Kim Tae Hee (1916 – 1994) réalise des coffrets à offrir aux présidents Eisenhower, Kennedy et Johnson lors de leurs venues en Corée du Sud, renouvelant avec la tradition des cadeaux diplomatiques. L’industrialisation permet aussi de fournir plus de pièces et de toucher plus facilement les touristes.
Une préservation difficile
Selon l’Overseas Cultural Heritage Fondation, on ne trouve plus que 22 pièces de najeonchilgi de l’ère Goryeo, dont seulement 15 sont intactes. Problème : peu d’entre elles se trouvent sur le sol sud-coréen. Certaines font partie des cadeaux diplomatiques offerts à différents pays. D’autres sont collectionnées, soit par les musées, soit par des collectionneurs américains ou japonais. Ce qui rend compliquée la récupération de ces objets.
« Il est difficile de ramener de telles pièces une fois que leur propriété est transféré à un organisme gouvernemental ou à des musées d’État. »
Choi Eung Chon, président de l’Overseas Cultural Heritage Fondation pour Korea JoongAng Daily
La conservation de tout objet historique a deux buts : la stabilisation pour éviter de l’abîmer quand il est stocké ou quand il est exposé et la restauration. Ce sont des compensations esthétiques (aisément remplaçables si de meilleures techniques seront trouvées plus tard) afin d’éviter d’attirer le regard du public sur un détail plutôt que sur l’objet en lui-même. Cependant, pour réaliser tout ceci, il faut des ressources. Cela permet une analyse approfondie sur l’ensemble des matériaux et des techniques, ainsi que leurs évolutions. Or, si on n’a que très peu de pièces de najeonchilgi, ces recherches sont compromises. J’ai pu constater que l’Overseas Cultural Heritage Fondation et Young Friends of Museum ont pour dessein de racheter et de restituer des œuvres, notamment en najeonchilgi, quand cela est possible.
(Ré)concilier cet artisanat avec le monde contemporain
Déclin du najeonchilgi
Si l’artisanat a pu rependre, il s’est néanmoins essoufflé à bien des égards. Pendant les années 1960 et 1970, les objets avec de la nacre sont très demandés : ils sont de nouveau un symbole de richesse, notamment par leurs prix élevés. Sauf que la demande est si forte que les coquilles d’ormeaux sont importées de Taïwan, des Philippines et d’Australie. Le marché est nettement réduit dans les années 1980, car le montant d’un objet nacre est exorbitant.
Néanmoins, une difficulté plus pragmatique se pose. Si les meubles en najeonchilgi étaient courants dans les maisons de type hanok, ils sont jugés vieillots au regard du mobilier moderne, n’arrivant pas à établir une harmonie dans les logements urbains coréens.
L’industrialisation et la production de masse ajoutent un autre problème : une qualité décroissante. La nacre utilisée a beaucoup moins d’éclat et l’objet perd en authenticité. La laque naturelle (ottchil, 옻칠) vient de l’arbre « rhus verniciflua ». Elle est connue pour résister à l’eau, la chaleur et l’acide. Mais la laque de noix de cajou (plus facile à obtenir) est de moindre qualité et n’a pas les mêmes vertus que la laque naturelle.
Mais un renouvellement possible
Les créations d’artisans se tournent vers des objets du quotidien : miroirs, coffrets à bijoux ou maquillages, clés USB, porte-clés, portes cartes de visite, etc. Ce sont des incontournables dans les boutiques de souvenirs. Toutefois, vous trouverez les boîtes à bijoux surélevées pour éviter tout risque, car leurs prix sont également plus élevés, mais c’est toujours un beau souvenir ou cadeau à offrir.
Anecdote surprenante : en 2007, Kim Young Jun participe au salon Maison & Objet à Paris. Il y est repéré et expose ensuite à l’Hôtel Park Hyatt Vendôme où Bill Gates, fondateur de Microsoft et figure mondiale par sa grande richesse, lui achète certaines de ses œuvres. Il passe ensuite commande pour obtenir 100 consoles Xbox 360 incrustées de nacre ! L’une d’elles est offerte au président sud-coréen de l’époque, Lee Myung Bak.
Des expositions alliant des œuvres anciennes et nouvelles veulent confirmer cet élan. L’exposition « Najeon, rencontre avec l’éclat intemporel de la nacre » a eu lieu à la Maison de l’Unesco à Paris avant de se tenir au Centre culturel coréen du 29 septembre au 19 novembre 2022. Le travail de huit maîtres artisans et de cinq créateurs contemporains y était regroupé, avec l’intention de montrer l’histoire et l’évolution du travail de la nacre.
Bonus
J’espère que cet article vous a plu ! Je voulais vous le compléter avec le lien d’une vidéo de la chaîne YouTube K-Heritage. Pour les adeptes d’ASMR et les personnes qui veulent découvrir les étapes de création d’une pièce incrustée de nacre, voici la réalisation d’une œuvre de Lee Hyung Man, détenteur du bien culturel immatériel national n° 10 du najeonjang.
Sources : Catalogue de l’exposition sur le najeon | Vidéo de la chaîne All Process of the World | Vidéo d’Asian Art Museum | Google Arts & Culture | Korea JoongAng Daily (1) (2) | Korea Times (1) (2) | Encyclopédie de la culture folklorique coréenne | IGN
Sources images : Administration du patrimoine culturel coréen
Traduction : anglais > français : K.Owls