Après avoir publié un article considérant les « femmes de réconfort » comme des prostituées, un professeur de Harvard a été critiqué par les étudiants coréens de la célèbre université, qui ont condamné des propos « factuellement incorrects et fallacieux ». Ils ont appelé à la démission du professeur, ainsi qu’à des excuses publiques de sa part et au retrait de son article.
Les faits
Article controversé sur les « femmes de réconfort »
Mark Ramseyer est un professeur d’études juridiques japonais à l’Ecole de droit de Harvard. Début février, il rédige un article intitulé « Contracting for sex in the Pacific War » pour la Revue internationale de droit et d’économie. Mais cette thèse crée la discorde pour avoir désigné les « femmes de réconfort » (voir cet article de K.Owls) non pas comme des esclaves sexuelles, mais comme des prostituées ayant choisi de travailler dans les bordels militaires et faisant partie d’un système de prostitution légal.
Dans cet article, on peut lire que ces femmes « ont choisi la prostitution plutôt que d’autres opportunités, car elles pensaient que la prostitution leur offrait un meilleur revenu ». L’auteur y insinuerait que ces femmes étaient au courant des risques de santé et des dangers à travailler dans les bordels et qu’elles auraient pris ces décisions selon des considérations économiques.
En ce qui concerne les victimes coréennes, l’article nie le fait qu’elles étaient forcées par le gouvernement japonais, ainsi que l’implication des forces militaires japonaises dans leur recrutement, rejetant ainsi la responsabilité sur les recruteurs coréens.

Vive réaction de la communauté coréenne
Le 8 février 2021, les étudiants coréens de Harvard demandent donc la démission du professeur, des excuses de celui-ci envers les victimes et le retrait de son texte de la revue. En effet, l’argumentation du professeur contredit les témoignages des survivantes qui disent avoir été contraintes à l’esclavage sexuel, ainsi que les études des chercheurs qui soutiennent ces dernières.
Yuji Hosaka, professeur de sciences politiques à l’Université Sejong, condamne les propos du professeur de Harvard comme contenant de nombreuses erreurs et ne s’appuyant que sur un nombre limité de sources, dont aucune coréenne, questionnant alors ses intentions. Selon le professeur de sciences politiques, les sources utilisées par Mark Ramseyer omettent certains documents officiels du ministère de l’Intérieur japonais et ceux qui sont effectivement cités ne refléteraient pas la réalité, notamment en ce qui concerne l’implication du gouvernement japonais dans le recrutement des femmes de réconfort.
Yuji Hosaka dénonce par la suite les liens du professeur de Harvard avec l’extrême-droite nationaliste japonaise et avec le conglomérat Mitsubishi, actuellement en conflit avec la Corée du Sud pour une question de travail forcé dans la péninsule au début du XXe siècle. Toutefois, Mark Ramseyer répond à cette dénonciation en expliquant dans The Crimson, un journal d’étudiants de Harvard, que même s’il avait des amis qui travaillaient pour le gouvernement japonais, ces derniers n’ont eu aucune influence sur son travail académique.
Finalement, le 11 février, la Revue internationale de droit et d’économie met en ligne une notice dans laquelle elle exprime ses inquiétudes quant à l’article sur les « femmes de réconfort » et annonce avoir lancé une enquête sur sa véracité historique.

Pourquoi le professeur tient-il de tels propos sur les « femmes de réconfort » ?
Si les victimes de l’esclavage sexuel ont commencé à prendre la parole dans les années 1980 avec la fin de la dictature sud-coréenne, il a fallu attendre 1993 pour que le gouvernement japonais reconnaisse l’implication de son armée dans la gestion des « stations de réconfort ». Mais depuis 2012 et la réélection de Shinzō Abe, le gouvernement japonais a radicalement changé d’attitude et prône désormais la restauration de la « fierté nationale ». Pour se justifier, le gouvernement s’appuie sur plusieurs arguments, qui semblent avoir été repris dans l’article de Mark Ramseyer.
Définition et interprétation du terme « femmes de réconfort »
Selon le gouvernement japonais, le terme « femmes de réconfort » recouvre l’ensemble des prostituées, japonaises et étrangères, qui ont volontairement décidé de suivre les soldats japonais au front. L’ouvrage Wartime Military Records on Comfort Women: Information War against Korea, United States, and Japan de Archie Miyamoto compile divers documents militaires officiels japonais qui prouveraient ces dires : un document datant de 1943 et précisant les règles des restaurants et des maisons de prostitution stipule par exemple que « les prostituées posséderont des licences […] Il est strictement interdit aux prostituées non autorisées d’exercer leur métier ».
Bien que critiquant l’article de Mark Ramseyer, Mark Peterson, professeur associé en études coréennes à l’université de Brigham Young, reconnaît que l’article aborde le sujet sous un angle juridique et que les femmes japonaises qui avaient rejoint les postes de réconfort militaires étaient effectivement des prostituées professionnelles. Néanmoins, bien que ces prostituées et les « femmes de réconfort » coréennes aient été considérées de la même manière d’un point de vue légal, cela n’était pas le cas dans la pratique : les Coréennes étaient principalement des jeunes femmes trompées par des courtiers coréens. Toujours selon le professeur en études coréennes, Mark Ramseyer n’a pas dit qu’il approuvait le système mis en place par les autorités japonaises, mais qu’il s’est montré maladroit en ne faisant preuve d’aucune compassion.

La responsabilité du recrutement : à qui la faute ?
Si l’on se penche sur d’autres documents officiels de l’armée japonaise, on peut remarquer que les victimes coréennes de ce système d’esclavage, même si elles signaient des documents officiels, n’étaient pas au courant des conditions dans lesquelles elles allaient se retrouver. En effet, les Coréennes pensaient généralement qu’elles allaient travailler comme infirmières ou restauratrices. Dans d’autres cas, elles ne signaient même pas ces contrats elles-mêmes : comme on peut le voir dans un rapport préliminaire japonais de 1945, les familles de certaines « femmes de réconfort » étaient extrêmement pauvres et, afin de limiter les dépenses, ces familles les vendaient à des Geisha House en Corée.
Comme le rapporte Christine Lévy, spécialiste de la globalisation et des enjeux du féminisme transnational au Japon, le problème s’effectuait au niveau du recrutement, qui se faisait par la tromperie ou par la force. L’armée ne s’occupait pas directement des recrutements, mais laissait la police ou des proxénètes en prendre la charge. Selon le gouvernement japonais, qui stipule ne pas avoir été au courant de ces dérives au moment des faits, ce sont donc aux recruteurs coréens et aux familles ayant vendu leurs filles que reviendrait la responsabilité de cet esclavage sexuel.

Conclusion
On comprend donc que les prostituées dont parle le professeur de Harvard ne sont en réalité qu’une infime minorité des femmes qui ont subi le système aujourd’hui connu sous le nom de « femmes de réconfort ». En ce qui concerne les responsables de ce processus, le faible nombre de victimes encore vivantes aujourd’hui ainsi que le manque de sources premières (brûlées par les autorités japonaises à la fin de la guerre) empêchent de savoir avec certitude si cette responsabilité revient effectivement aux recruteurs ou au gouvernement japonais, la dernière option étant aujourd’hui privilégiée par la communauté internationale.
Sources : The Korea Herald | Yonhap News Agency (1)(2) | This week in Asia | The Harvard Crimson | History | Japan Forward | France culture | E-international relations
Cet article n’excuse en aucune manière les exactions qui ont été commises envers les femmes victimes de l’esclavage sexuel japonais durant la Seconde Guerre mondiale et ne cherche nullement à déculpabiliser le gouvernement japonais. Le seul but de cet article est de comprendre pourquoi Mark Ramseyer a tenu de tels propos et pourquoi le gouvernement japonais ne se considère pas responsable de ces exactions, en laissant la parole aux deux parties.