Yang Yong Hi dresse un intime portrait de famille et porte à l’écran un pan oublié de l’histoire coréenne : le soulèvement de Jeju du printemps 1948.
Projeté au Festival Kinotayo à la Maison de la culture du Japon, à Paris, en décembre 2022, ce film co-produit par le Japon et la Corée du Sud bouleverse par son humanité.
Présentation de Soup and Ideology
Pour son premier long-métrage documentaire en dix ans, la réalisatrice coréenne d’origine japonaise Yang Yong Hi donne à voir l’histoire de sa mère, Kang Jung Hi.


Née à Osaka, la documentariste a déjà consacré des documentaires et un long-métrage à l’histoire tourmentée et si particulière de sa famille. Son premier long-métrage Dear Pyongyang (2005) retrace l’un des voyages de ses parents à Pyongyang et porte à l’écran sa relation conflictuelle avec son père militant pro-nord-coréen. Le film avait été acclamé par la critique, et avait remporté un prix spécial du jury au Festival de Sundance et le prix NETPAC au Festival de Berlin. En 2009 avec Goodbye, Pyongyang, elle filme sa nièce qui vit en Corée du Nord. Puis elle tourne une première fiction intitulée Our Homeland (2012), qui est inspirée de sa vie. Le film est sélectionné pour le 85e Oscar du meilleur film étranger. Au Japon, elle a également publié plusieurs ouvrages sur son histoire familiale tourmentée, ainsi qu’un roman.
Synopsis de Soup and Ideology
Kang Jung Hi fait partie des derniers survivants de la répression sanglante du soulèvement de Jeju du printemps 1948 et a longtemps enfoui ses souvenirs de cette période. Guettée par la progression de son Alzheimer, elle révèle un jour à sa fille ce pan de son histoire passé sous silence. Cette dernière commence alors à la filmer avec davantage d’attention, à cette révélation s’ajoute la présentation de son fiancé japonais à sa mère. Comment celui-ci va-t-il réagir lorsqu’il découvrira les portraits des dirigeants nord-coréens dans le salon de sa future belle-mère ?
Bande-annonce en version originale sans sous-titres
Un film par-delà les idéologies qui retrace le destin d’une famille coréenne zainichi broyée par la grande marche de l’Histoire et par ceux qui la font.
NDLR : Les Zainichi sont des résidents coréens qui n’ont pas la nationalité japonaise, mais qui vivent et travaillent au Japon. Ils descendent la plupart du temps de Coréens qui se sont établis au Japon durant la période coloniale (fin XIXe siècle-1945).
Soup : des moments en famille
Soup and Ideology est d’abord un beau portrait de famille. Le film s’ouvre sur une séquence tournée du temps où le père de Yang Yong Hi était encore en vie. Il lui assène, droit dans la caméra, dans un japonais parsemé de termes coréens, qu’il n’acceptera jamais qu’elle se marie avec un Américain ou un Japonais. À la fin du repas, il entame une comptine coréenne de son enfance qui prend comme cadre l’île de Jeju. Que faut-il comprendre ? La curiosité du spectateur est piquée.

Kang Jung Hi et son futur gendre préparent le poulet avant de le plonger dans l’eau
Bien des années plus tard, Yang Yong Hi vient présenter son fiancé japonais à sa mère. Celle-ci l’accueille avec grand plaisir autour d’un samgyetang, plat coréen consistant à faire bouillir plusieurs heures un poulet entier préalablement farci d’ail et de gingembre. Ce moment convivial forge le lien entre les trois protagonistes. Par trois fois, le plat est confectionné et dégusté au long du film. Pas de jugement exprimé, pas de conflit, la documentariste se réconcilie avec elle-même et porte un regard compatissant sur sa mère dont elle n’a jamais compris l’engouement pour la Corée du Nord.

Yang Yong Hi (à droite) réalise des photographies de mariage en vêtements traditionnels coréens avec son fiancé japonais dans un studio zainichi au Japon
La documentariste réalise finalement autant un portrait intime de sa mère que d’elle-même. Elle accepte, par le truchement de son fiancé, l’histoire de sa famille et semble prendre conscience des enjeux nouveaux qui s’offrent à elle. À ce drôle d’oiseau japonais, elle fait découvrir ses frères qui habitent en Corée du Nord, sa mère qui, tous les soirs, reprend des chants nord-coréens.
Ideology : entre Japon et Corées
La vie de Kang Jung Hi et de sa famille se trouve à la croisée de l’histoire de l’Asie orientale du début du XXe siècle. Elle rencontre alors son mari dans un quartier zainichi. Le drame se joue finalement en 1953 lors de la délimitation Nord-Sud au niveau du 38e parallèle. Le couple penche vers le régime de Kim Il Sung et adhère avec ferveur à son idéologie. En 2018, Kang Jung Hi vit seule à Osaka et continue d’être fière du pays qu’elle admire.

Kang Jung Hi, survivante du soulèvement de Jeju
Habituée à explorer les parcours de vie des membres de sa famille, Yang Yong Hi se surprend pourtant elle-même en s’intéressant au destin de sa mère. Toute l’incompréhension qu’elle ressent envers elle et une certaine forme de rancœur s’estompent à mesure que le film avance. Cela se caractérise notamment par le passage de derrière à devant la caméra. La documentariste se place aux côtés de celle qui n’ose pas dire devant son gendre qu’elle envoie de l’argent tous les mois à sa famille à Pyongyang.
Jeju, 1948 : mémoire d’un soulèvement
Née au Japon au début des années 1930, Kang Jung Hi fuit les bombardements américains en 1945 et s’installe à Jeju. En 1948, elle retourne au Japon en tant que réfugiée. Pourquoi ce retour ? Au printemps 1948, les forces américaines se retirent de l’île, et laissent place au gouvernement nouvellement élu. Très fébrile face à une fièvre communiste fantasmée, celui-ci organise une opération pour débusquer les Rouges installés pour la plupart dans les montagnes. Cet événement connu sous le nom de « soulèvement de Jeju » se solde par plusieurs dizaines de milliers de morts.

Les trois protagonistes face à la mer, île de Jeju, 2018
À travers le destin de Kang Jung Hi, Soup and Ideology dévoile ainsi un pan méconnu de l’histoire coréenne. Lorsque des membres de l’institut de recherche sur le soulèvement de Jeju viennent interroger sa mère sur ces événements, la documentariste prend ainsi la mesure des horreurs que cette dernière a vécues lorsqu’elle était adolescente. En 2018, pour la commémoration des 70 ans du massacre, la mère, la fille et le gendre voyagent tous les trois à Jeju, dans une forme de pèlerinage familial.