Page 1 : retour sur la commémoration
Page 2 : entretien avec Lee Oh Eun
Page 3 : entretien avec Paek So Yo
Page 4 : entretien avec Kang Seon
Page 5 : Lee Sung Ah et Joh Gyung Hee
Laulilau et Littleangele ont eu l’opportunité de rencontrer Lee Oh Eun, une vidéaste coréenne. Elle a étudié à l’université Sogang ainsi qu’aux Beaux-Arts de Perpignan. Elle enseigne depuis 2011 dans son ancien établissement, la Haute Ecole des Arts du Rhin et vit désormais à Strasbourg. Elle a conçu une vidéo Sawol, qui désigne le mois d’avril en coréen, pour exprimer ses sentiments sur le naufrage. La vidéo était diffusée au sous-sol de la galerie.
Q : Est-ce que vous pouvez commencer par vous présenter ? Présenter votre travail, votre film?
R : Je m’appelle Lee Oh Eun, je suis coréenne, et je suis arrivée en France pour faire des études, en 2002. Aujourd’hui je participe à l’exposition sur la commémoration du naufrage du Sewol , il y a 3 ans.
Mon travail est un film, enfin une vidéo (je ne veux pas dire le mot film parce que ça peut impliquer tout de suite que du début à la fin on regarde dans un cinéma). Mais mon travail a autant été montré au cinéma que dans des lieux d’expositions comme aujourd’hui. On pourrait dire que c’est un documentaire. Je cherche toujours à essayer de raconter quelque chose qui est très privé, qui émane de l’individu et j’espère que ça peut devenir universel.
Laulilau : Nous qui avons vu votre film, je peux vous dire qu’on a été très touchées au point qu’on a eu les larmes aux yeux. On a un contexte très particulier : nous sommes passionnées par la Corée du Sud, c’est un pays qui nous plaît énormément et donc c’est un pays sur lequel on va regarder beaucoup d’informations. Et donc, Sewol, on l’a vraiment vécu d’un point de vue extérieur, mais sur nos écrans non-stop. Et la façon dont vous le racontez, c’était exactement ça. Même la traduction française, vous avez réussi à mettre des mots forts qui nous touchent énormément et il y a un moment où je me suis dit qu’il valait mieux qu’on ne se regarde pas parce que sinon on allait se mettre à pleurer.
Littleangele : On ne s’est pas regardées, on ne s’est pas parlées.
Laulilau : On est sorties, on a fait « Waouh » et après il n’y avait plus de mots. Donc c’est universel.
Lee Oh Eun : Ça me touche beaucoup ce que vous dites. Je pense que c’est triste, mais c’est super parce que c’est ce que j’ai vécu. Un peu comme tout le monde, j’ai vécu cette histoire par Internet, par l’écran et c’est aussi pour ça que je voulais mettre toutes les images du réel, les captures d’écran et le virtuel, insérer mon espace où je vivais à l’époque. L’appartement que vous avez vu à la fin, c’est l’appartement où j’ai appris la nouvelle, c’est quelque chose dont je me souviens, c’est quelque chose dont je me rappelle. Et puis, cet appartement fictionnel, mais basé sur mon souvenir, ça me paraissait beaucoup plus virtuel dans le sens imaginaire, mais dans le sens aussi que pour moi, la réalité sur l’écran était plus vivante que ce que je vivais, ce que je pouvais toucher.
Q : C’est une œuvre que vous avez réalisé dans le processus de guérison, d’acceptation ? Comment vous est venue cette œuvre ?
R : Quand j’ai appris cette nouvelle, au début je me suis dit : « bon tant pis, c’est triste ». Mais petit à petit, ça commençait à devenir un peu n’importe quoi. Et puis à un moment donné, je me suis rendue compte que ça prenait toutes mes pensées. Donc j’ai vu que je ne pouvais pas vraiment mener ma vie tranquille. Enfin, j’essayais de mener ma vie tranquillement, mais ça n’allait pas. Je pleurais, je n’allais pas bien, je pleurais à n’importe quel moment de la journée, et puis je me suis dit : « Bon ça ne va pas ». Je suis allée à Paris, j’habitais à Lille à l’époque, car l’ambassade de la Corée avait ouvert un petit endroit pour rendre hommage aux les victimes. Je suis venue, ça m’a coûté de l’argent, ça a pris du temps. Mais je suis venue parce que symboliquement, c’était important que je puisse les rencontrer. Après, je suis rentrée mais ça ne s’est pas arrangé. J’ai vu que j’avais vraiment besoin de faire quelque chose et j’ai commencé à créer d’abord les petits modèles en image 3D, des bateaux, mais ça ne m’a pas amené vers quelque chose d’autre parce que c’est juste quelque chose que j’ai créé, c’est juste un objet. Et après avoir commencé à écrire des trucs, des briefs, des petits souvenirs, des trucs comme ça, je me suis dit : « peut être que je peux faire quelque chose avec ». J’ai écrit le texte au mois d’août 2014. À partir de ça, je savais que j’allais utiliser l’appartement, l’espace et je savais que j’allais utiliser les écrans. C’est avec ça que j’ai commencé à travailler. Je ne savais pas que ça allait devenir quelque chose mais c’est venu vraiment petit à petit, pas forcément par guérison mais par nécessité. Je me suis dit : « OK, j’ai fait ce travail, mais ça ne veut pas dire OK c’est fini je suis tranquille». C’est quelque chose qui est actuel, c’est quelque chose qui est dans l’actualité et puis, le fait de l’avoir fait, ça m’a soulagée. Au moins ça va, j’ai un peu plus de distance. Mais ça ne veut pas dire que c’est terminé, loin de là, c’est plutôt le début parce que j’ai pu mettre en forme mon questionnement.
Q : Est-ce-que vous avez compris pourquoi ça vous avait autant touchée ?
R : Je pense que c’est quelque chose de particulier, ça m’a touchée parce que j’avais l’impression que j’aurais pu être proche des personnes. Ici, on parle des victimes, mais je pense aussi que ceux qui ont regardé ces images en temps réel sont tous aussi des victimes. Parce que nous avons cru, nous avons espéré, nous avons vécu cette histoire en temps réel. Nous avons été victimes de l’image, l’image en direct, et de tous ces mensonges. Je pense que, dans ce sens-là, on était victime du même instant avec les 304 morts. Mais pas 304 morts comme une entité, 304 morts comme des individus et, nous compris, un nombre innombrable de victimes. Donc voilà, c’est aussi une histoire de compassion, d’empathie, mais pas dans le sens empathie « ok, il se passe quelque chose chez nous, les pauvres, nos voisins ». Plutôt « il arrive quelque chose à la personne devant moi, à travers l’écran peut-être, mais je ne peux rien faire » et ça me touche de le dire.
Q : Vous avez travaillé avec un designer 3D ?
R : Non, c’est moi.
Q : C’est vous qui avez tout fait ?
R : C’est mon mari qui m’a aidée pour faire de la Motion Capture parce qu’il sait bien le faire.
Q : Si ce n’est pas indiscret, votre mari est-il coréen aussi ?
R : Non, il est français.
Q : Et comment l’a-t-il vécu ?
R : Il était triste parce que j’étais en train de pleurer tout le temps [Rires].
Q : Était-ce plus facile de lui expliquer avec des mots ou de lui expliquer à travers votre œuvre ?
R : Je pense que c’est plus facile de lui expliquer à travers de mon œuvre. En fait, il a très bien compris mais il ne pouvait pas comprendre la façon dont je l’ai ressenti… En fait, il a compris comme quelqu’un qui regarde quelqu’un de malade. Il était triste mais il ne pouvait pas faire grand chose pour moi. Donc c’était à moi de lui expliquer.
Q : Et ma dernière question, est-ce très symbolique pour vous d’exposer votre œuvre à Paris ?
R : Ça me fait grandement plaisir parce que j’ai pu montrer ce travail ailleurs mais à Paris, c’est la première fois. Mais c’est destiné surtout à des Coréens. Les Coréens qui habitent à l’étranger. Il y a beaucoup de gens qui ont dû voir, qui ont dû vivre ce genre de sentiments. Ce n’est pas la question de Coréen ou Français, mais les Coréens en Corée, ils ont vécu ça comme une masse, comme une entité. Tout le monde parlait, tout le monde vivait à peu près la même chose. Mais les Coréens dans les diasporas, vivants à l’étranger, qui sont dans un sens un peu coupés de leurs origines, ils ont beaucoup dû vivre de la manière dont je parle. Et je pense que le fait qu’on puisse partager ce genre d’expérience peu commune, ça me plait beaucoup, enfin ça donne un sens à mon travail.
Merci beaucoup.
Transcription de l’entretien en français par Laulilau et Lilou
Page rédigée par Mia