Lors de sa projection au Festival du Film Coréen à Paris en octobre 2017, j’ai eu l’immense honneur de pouvoir découvrir le film A Taxi Driver. Je le connaissais déjà de nom parce qu’il avait eu un énorme succès lors de sa sortie en Corée du Sud en août 2017, battant des records sur le nombre d’entrées (sept millions de spectateurs en moins de 11 jours). Je comprends désormais les raisons de ce succès. Il est profondément touchant et m’a fait découvrir une facette de la Corée à laquelle je n’étais pas habituée. Sachant que le film est tiré d’une histoire vraie, j’ai voulu connaître la totalité de l’histoire qui se trouve derrière.
ATTENTION, L’ARTICLE CONTIENT DES SPOILERS
Synopsis
En mai 1980, le reporter allemand Peter (Thomas Kretschmann) travaille à Tokyo, mais les nouvelles sont lentes. Il apprend d’un collègue qu’il se passe quelque chose de sinistre à Gwangju, en Corée du Sud. Les lignes téléphoniques ont été complètement coupées ce qui pousse Peter à y aller.
À Séoul, en Corée du Sud, Kim Man Seob (Song Kang Ho) lutte pour joindre les deux bouts en tant que chauffeur de taxi, tout en prenant soin de sa fille. Il a besoin d’argent pour payer son loyer. Au restaurant, Kim Man Seob entend qu’un étranger offre de payer beaucoup d’argent pour être conduit à Gwangju, ce qui couvrirait son loyer. Il décide alors d’aller chercher l’étranger.
Bientôt, Peter et Kim Man Seob se rendront à Gwangju. Ils ne savent pas ce qui se passe là-bas ni que d’innombrables vies seront bientôt perdues.
L’élément déclencheur du soulèvement de Gwangju
En 1963, Park Chung Hee est élu une première fois président de la République. Il est réélu en 1967 et en 1971. Sa dernière réélection est marquée par la proclamation de l’état d’urgence, mais également par la suspension et la suppression de la Constitution. Cette dernière est remplacée par la Constitution de Yushin, dans un contexte de censure et de fraudes importantes : la dictature de la Quatrième République de Corée du Sud commence alors. Vous pouvez retrouver cet article qui traite des différentes Républiques ainsi que leurs histoires.
Le 26 octobre 1979, alors qu’il a déjà évité deux tentatives d’assassinat, le président Park Chung Hee est abattu par son ami de longue date Kim Jae Kyu (homme à la tête de la KCIA, l’agence centrale de renseignement coréenne, l’équivalent du FBI). Choi Kyu Hah, ancien ministre des Affaires étrangères et chef du gouvernement depuis 1975, devient alors président par intérim : une transition d’une dictature militaire vers une présidence civile commence à voir le jour. Choi Kyu Hah veut alors amender la Constitution et instaurer des élections législatives anticipées. Seulement, le Général Chun Doo Hwan, chef de la sécurité militaire, ne l’entend pas de cette oreille et décide de prendre le pouvoir par la force. Le 12 décembre 1979, il fait procéder à l’arrestation de militaires de haut rang accusés d’être impliqués dans l’assassinat de Park Chung Hee.
Le gouvernement de Choi Kyu Hah, totalement démuni, n’a d’autres choix que de prendre les décisions suivantes : proclamation de l’état d’urgence, contrôle de la KCIA par l’armée et censure des médias. Encore sous le choc de la disparition surprise de Park Chung Hee, les opposants à la dictature ne tardent pas à se ressaisir ce qui entraîne des manifestations et des grèves dans toute la Corée du Sud : les mouvements de démocratisation existant dans le pays supprimés pendant le règne de Park Chung Hee s’éveillent à nouveau. Le 15 mai 1980, c’est 100 000 manifestants hostiles au régime militaire qui défilent dans tout le pays.
En avril 1980, Chun Doo Hwan devient le chef des services secrets sud-coréens et fait proclamer la loi martiale dans tout le pays le 17 mai : les activités politiques sont interdites, la presse est placée sous le contrôle de la censure militaire et la plupart des universités sont fermées.
Cette proclamation amène alors la population de Gwangju à manifester dans la rue. Défavorisés lors de l’ère Yushin, les habitants de la ville, surtout composés d’étudiants, défilent par dizaines de milliers à partir du 18 mai.
Le 20 mai 1980, Chun Doo Hwan dissout l’Assemblée Nationale en y déployant l’armée et contraint le président Choi Kyu Hah à démissionner le 16 août. Devenu l’homme fort du régime militaire, il est élu président le 27 août de la même année.
Après ce petit cours d’histoire, il nous faut revenir au mois de mai car c’est entre le 18 et le 20 mai que se passe le film A Taxi Driver.
La représentation du soulèvement de Gwangju dans le film
Le film retrace les événements qui se déroulent entre le 18 et le 20 mai 1980 à Gwangju. Avant même leur arrivée, Peter et Kim Man Seob se rendent compte qu’ils vont avoir du mal à entrer dans la ville : en effet, tous les accès sont surveillés et il est impossible d’y entrer ou d’en sortir, sauf en usant de ruses.
Arrivés dans la ville le 18 mai, ils assistent et filment la manifestation à laquelle participent les habitants mais surtout les étudiants. C’est là que le premier événement fort apparaît : la manifestation dégénère en bataille rangée à cause de la violence démesurée des militaires. Nos deux protagonistes tentent alors de quitter la ville mais se retrouvent rapidement coincés là-bas à cause de soucis techniques. Ils doivent donc passer la nuit accompagnés de la famille d’un chauffeur de taxi et du jeune étudiant Koo Jae Sik. Durant la soirée, les scènes de joie font rapidement place aux scènes de peur. Dans un bâtiment proche, qui héberge une station de télévision, les journalistes tentent de faire imprimer un journal sans aucune censure, retraçant les réels événements qui se déroulent à Gwangju. Mais très rapidement, les militaires font irruption dans le bâtiment, brûlant tout sur leur passage. La censure est bien présente et elle est efficace.
Alors que Peter tente de filmer toute la scène, il se fait repérer par les militaires. S’ensuit une course-poursuite entre les trois héros (Peter, Kim Man Seob et Koo Jae Sik) et les militaires qui veulent récupérer les films du journaliste afin que personne ne puisse savoir ce qu’il se passe réellement dans la ville.
Et c’est là que le sacrifice des manifestants pour lutter contre cette répression est mis en valeur de la plus forte des manières, à travers le jeune étudiant. Alors que Koo Jae Sik se fait attraper par les militaires, il préfère sauver le journaliste et le chauffeur de taxi afin que le reportage puisse être montré au monde entier. Pour lui, la diffusion des événements est plus importante que sa propre vie.
Après s’être mis en sécurité, les deux héros prennent alors conscience de ce qu’il se passe et que le reportage est encore plus important que ce qu’ils pensaient. La mort de Koo Jae Sik est présente dans leur esprit : il est mort pour que les deux hommes puissent s’enfuir et protéger le reportage. La scène la plus frappante est le retour de Kim Man Seob dans la ville de Gwangju lors de son arrivée à l’hôpital. Tout comme dans la réalité, le film montre les conséquences du soulèvement : les pertes humaines sont importantes et la répression a été particulièrement violente.
La dure réalité du métier de journaliste est bien représentée. Quand Peter est totalement effondré, c’est Kim Man Seob qui va lui mettre la caméra dans les mains : il faut absolument tout filmer. Le journaliste doit mettre ses émotions de côté afin de trouver le courage de filmer ces scènes : les morts sont éparpillés dans tout l’hôpital, à même le sol par manque de place, les blessés sont sous le choc et les familles commencent à arriver pour retrouver leurs enfants.
Là où le niveau de censure arrive à son paroxysme, c’est lorsque l’armée distribue par hélicoptère des tracts demandant aux citoyens de Gwangju de ne pas sortir de chez eux et de ne pas croire les rumeurs disant que l’armée fait usage de force excessive. Mais comment ne pas croire ces rumeurs alors que toute la population de Gwangju est dans la rue, en train de ramasser les morts et soigner les blessés ?
Place alors à la scène la plus puissante, émotionnellement parlant, du film. Elle prend place dans une rue totalement barricadée par l’armée. Alors que les habitants tentent de récupérer leurs blessés, l’armée tire à vue, sur des gens sans défense, même lorsqu’ils tentent de brandir un drapeau blanc, aucune pitié n’est de mise.
Le retour à Séoul des deux héros se fait dans un silence très lourd, qui reflète les émotions qu’ils viennent de vivre mais également celles des spectateurs qui viennent d’assister à des scènes particulièrement horribles. Les deux hommes se quittent juste après ce passage aussi fort que le reste du film. Comme dans la réalité, ils ne se reverront plus jamais.
A Taxi Driver, bien que scénarisé, retrace des événements qui se sont véritablement déroulés en mai 1980. Manifestations, censure, violences extrêmes, tout est mis en œuvre pour montrer le combat qui a été mené durant cette période.
La vision de trois personnes totalement différentes
Le film offre trois visions foncièrement différentes du soulèvement de Gwangju : un chauffeur de taxi travaillant à Séoul, un étudiant faisant partie du soulèvement de Gwangju et un journaliste étranger ayant eu vent de ce qui se déroulait et voulant rapporter l’information.
Kim Man Seob, chauffeur de taxi, est un veuf élevant seul sa jeune fille et n’appréciant pas les manifestations qui se déroulent à Séoul. Il ne suit pas beaucoup la presse et, pour le peu qu’il regarde, croit ce qu’il se dit. Au final, il cherche simplement à survivre dans un contexte politique difficile. Un jour, il entend dans un restaurant qu’un étranger offre beaucoup d’argent pour être conduit à Gwangju, argent qui lui permettrait de couvrir son loyer. Il décide de tenter le tout pour le tout et d’amener ce journaliste étranger à Gwangju, sauf qu’il ne sait pas ce qui se déroule là-bas. Il découvre alors doucement ce qu’il s’y trame et tente de rentrer chez lui : il ne veut pas être mêlé à ça. Mais petit à petit, à travers plusieurs imprévus, il découvre la vérité que les hommes politiques tentent de cacher au reste du pays. Les violences sont extrêmes, les morts nombreuses. Et lorsqu’il arrive enfin à quitter la ville, seul, pour échapper à tout ça, il se rend compte que les gens extérieurs croient sur parole les propos rapportés dans les médias, tout comme lui avant. Il mesure alors toute l’ampleur de la manipulation que le gouvernement orchestre, prenant conscience que tout ce qu’il a vu doit être diffusé. C’est donc volontairement qu’il retourne à Gwangju. Accompagné du journaliste et d’un jeune étudiant, il va tenter de survivre et de faire connaître la vérité au monde. À l’image des autres chauffeurs de taxi de la ville, son véhicule deviendra un moyen de transporter les blessés mais aussi un moyen de les protéger.
Le personnage est basé sur le vrai chauffeur de taxi dont la véritable identité ne sera connue que bien plus tard.
Peter est un journaliste allemand qui travaille à Tokyo. C’est un personnage s’inspirant de la véritable expérience de Jürgen Hinzpeter. Un jour, il entend d’un collègue que quelque chose d’inquiétant se trame dans la ville de Gwangju en Corée du Sud. Il décide alors d’y aller pour couvrir les événements. Il débarque donc en Corée en se faisant passer pour un missionnaire, les journalistes n’étant pas autorisés à circuler. Il trouve alors un taxi qui accepte de l’emmener à Gwangju, passant les contrôles de sécurité tout en continuant de cacher son identité. Arrivé sur place, il tombe sur un groupe d’étudiants dont fait partie Koo Jae Sik, un étudiant qui parle anglais et qui va se charger de lui faire découvrir la vérité. Au début, tout est calme, les blessés sont soignés à l’hôpital, les gens de tous âges manifestent ensemble. Ensuite, l’armée arrive et c’est là que la violence débute. À partir de ce moment, sa caméra et son reportage deviennent les choses les plus importantes : il doit absolument faire connaître la vérité que le gouvernement dissimule à travers la censure. Cette vérité-là est encore plus affreuse que ce qu’il pouvait imaginer : les manifestants ne sont pas des sympathisants politiques mais un mouvement ayant pour but de défendre la démocratie contre la dictature militaire alors que les soldats ne font aucune différence entre les manifestants et les civils, qu’ils soient armés ou non.
Koo Jae Sik est un jeune étudiant de Gwangju qui fait partie des meneurs du soulèvement. Parlant anglais, il est chargé de guider le journaliste à travers la ville pour lui montrer ce qu’il se passe réellement, mettre en lumière les violences démesurées de l’armée. Il met sa vie en jeu pour sauver Peter et Kim Man Seob afin qu’ils puissent rejoindre Séoul pour rapporter les informations. Le personnage de Koo Jae Sik est une représentation émouvante et touchante de la jeunesse de l’époque qui se battait contre cette dictature, montrant les sacrifices qu’elle était prête à faire au nom de la démocratie, allant jusqu’à y perdre la vie.
Ces trois visions différentes représentent parfaitement les événements qui se déroulent en Corée du Sud durant cette sombre période. Mis à part dans la ville même de Gwangju, personne en Corée ne peut se douter de ce qu’il se passe, principalement à cause de la censure de la presse. C’est exactement ce que représente le personnage de Kim Man Seob contrairement à Peter qui incarne la vision d’un étranger sur la Corée du Sud, personne ne sait rien et personne ne s’en inquiète, mais cela permet aussi de montrer à quel point la censure est omniprésente à ce moment-là.
Une retranscription réelle de la vie des deux héros
Ce film est une retranscription aussi réelle que possible du périple courageux du journaliste Jürgen Hinzpeter, dont la vie a été marquée par cet événement à tout jamais. Il a d’ailleurs été honoré, en 2003, de sa précieuse contribution à l’histoire de la Corée avec le prestigieux prix de la presse Song Kun Ho. Malheureusement mort avant la sortie du film (le 25 janvier 2016), il est enterré au cimetière de Gwangju, comme il le souhaitait, et y a également un monument à son honneur.
Comme le film l’a démontré, il n’était pas seul durant ce périple. Le chauffeur de taxi dont l’existence a fait beaucoup débat a été confirmé : il s’agit de Kim Sa Bok. Selon son fils, son père n’était pas un chauffeur de taxi au sens strict du terme mais quelqu’un qui travaillait principalement avec les journalistes étrangers car il possédait deux véhicules privés : des « taxis d’hôtel » (qui travaillent en partenariat avec les hôtels). Malheureusement, Kim Sa Bok est décédé en 1984 d’un cancer et son fils espère que les restes de son père pourront être transférés au mémorial de Hinzpeter.
L’après soulèvement
Le soulèvement de Gwangju symbolise l’esprit de résistance des Sud-Coréens à la domination militaire, leur aspiration à la démocratie et à la liberté ainsi qu’un contrôle de soi digne, même pendant ces temps troublants. Les citoyens de Gwangju ne sont pas parvenus à accomplir ce qu’ils attendaient en 1980 mais, quelques années plus tard, sans rien lâcher, les Coréens ont tous réussi à instaurer ce pour quoi ils se battaient depuis des années : la démocratisation de la République de Corée. Il faut savoir que le soulèvement de Gwangju représente 300 morts selon les chiffres officiels et au moins 2 000 d’après des sources officieuses.
Encore aujourd’hui, cet événement reste bien présent dans la mémoire du peuple coréen et on le remarque au travers des films (A Taxi Driver mais également May 18, le film de Kim Ji Hun sorti en 2007), des dramas (Healer, avec la censure des journalistes au début des années 1980). On peut même le voir à travers la musique avec, en 2013, la version longue du vidéo clip de la chanson That’s My Fault de SPEED qui se déroule durant le soulèvement. Et en 2014, Seo Taiji compose, en collaboration avec IU, le titre Sogyeokdong évoquant ses souvenirs et ses sentiments lors de ces événements.
SPEED – That’s My Fault (version drama)
Politiquement parlant, le massacre de Gwangju est reconnu par le gouvernement en 1988. Commencent alors les premières auditions afin d’établir les responsabilités de chacun. En 1995, les poursuites débutent enfin et amènent à la condamnation de huit hommes en 1997 (qui sont graciés par le président en personne au nom de la réconciliation nationale). En 2002, le cimetière abritant les victimes du massacre est déclaré cimetière national.
Plus récemment, le président de la Corée du Sud nouvellement élu, Moon Jae In, a décidé d’ouvrir une nouvelle enquête sur les conditions de ce massacre. Cette annonce intervient un mois après la sortie du livre de Chun Doo Hwan, dans lequel il dément avoir été responsable de ce massacre et affirme n’avoir été qu’un bouc-émissaire lors du retour de la démocratie.
Conclusion
A Taxi Driver est un film qui, à mon sens, retransmet parfaitement les événements de mai 1980, que ce soit sur les plans historique ou émotionnel. Voir ce film m’a fait découvrir cet événement marquant que je ne connaissais pas et m’y intéresser. Il donne un véritable aperçu de ce que les Coréens ont traversé (entre autres événements tout aussi dramatiques).
C’est un film à voir absolument !
Sources : BFMTV | Blog.slate.fr | Libération | Amitié France-Corée | Mengnews
Article : Chan Woong Lee, « Peppermint Candy et les événements de Gwangju en 1980 » Revue française d’Histoire des Idées Politiques 2014/1 (N°39), p.107-116
Livre : Histoire de la Corée : des origines à nos jours de Pascal Dayez-Burgeon aux éditions Texto
Article rédigé par Lilou.