À l’occasion de la sortie de Quelque chose de Corée du Nord ce 11 mars aux éditions Nanika, les hiboux ont pu s’entretenir avec les deux autrices du guide culturel, Delphine Jaulmes et Alexia Muller. Nous avons échangé sur l’ouvrage, mais également sur leur séjour en Corée du Nord et sur leur vision de la péninsule.
Questions générales sur Quelque chose de Corée du Nord
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Delphine : J’ai fait une licence de coréen à l’INALCO, où j’ai tout de suite été intéressée par la Guerre de Corée et l’histoire contemporaine de la Corée. Après mon séjour en Corée du Nord à la fin de ma licence, j’ai fait un master en stratégie et défense à l’ILERI. À la fin de mon premier master, j’en ai fait un second en Irlande, en construction de la paix après un conflit. Je suis allée en Corée du Nord trois fois : une première fois seule, une deuxième fois avec Alexia et Camille, puis une troisième fois dans le cadre d’un séjour d’études.
Alexia : Pour moi, c’est un peu différent. Je suis allée à l’INALCO après un cursus car j’avais déjà un master. J’allais rentrer dans la vie active et j’ai découvert la Corée du Sud, où je suis partie un an en visa vacances-travail, avant de faire une licence, puis un master à l’INALCO. C’est lors de mon séjour en Corée du Nord que j’ai rencontré Delphine et Camille (l’illustratrice, qui a participé à la relecture du guide et y a partagé son expérience, est partie en même temps qu’Alexia et Delphine en Corée du Nord).
Pourquoi avez-vous choisi de raconter votre expérience en Corée du Nord dans un livre ?
Alexia : L’idée de faire le guide nous-mêmes est venue dans les derniers jours de notre séjour à Pyongyang. Le voyage nous avait soudées et au moment de partir, nous avons voulu prolonger l’expérience, témoigner. Un mois, ça passe vite ! Le contact avec la maison d’édition s’est fait par hasard, lorsque j’ai rencontré notre éditrice Elise Ducamp, lors d’un forum sur la Corée pour lequel j’étais bénévole. Elle avait déjà fait un livre sur la Corée du Sud (Quelque chose de Corée du Sud, dont nous vous avions déjà parlé sur K.Owls) et cherchait quelqu’un pour écrire sur la Corée du Nord !
Delphine : On s’est dit que c’était bête d’avoir fait ce séjour et de ne pas en faire profiter les autres. Quand nous sommes parties toutes les trois, nous n’étions que quatre Français ! On entend souvent des témoignages de touristes qui y sont allés une ou deux semaines, mais beaucoup moins de personnes qui y sont restées plus longtemps et qui ont peut-être de meilleurs souvenirs. Il est possible de s’amuser en Corée du Nord ! Le projet ayant vu le jour en 2016, il nous aura fallu quelques années pour enfin partager notre expérience.
Comment s’est déroulée l’écriture du livre ? Avez-vous rencontré des difficultés ?
Alexia : Il y a forcément eu des difficultés, vu que ne nous sommes pas écrivaines. La manière d’écrire en études coréennes n’est pas la même que dans un guide culturel, qui est beaucoup moins académique et formel. Il fallait être informé tout en étant accessible et intéressant. Heureusement, notre éditrice était là pour nous dire quand rectifier le tir. Ce n’était pas forcément évident au début, mais au fur et à mesure de l’écriture, cela venait de plus en plus naturellement, au point que nous avons eu du mal à nous arrêter.
Delphine : Oui, il fallait créer un lien avec le lecteur dans notre manière d’écrire, que le texte soit vivant. Pour moi, c’était très dur de définir un plan de départ. Par où commencer ? De quoi parler ? Où mettre cette partie ? Nous avons également dû faire correspondre nos styles d’écriture pour qu’il n’y ait pas de coupure de style. Aussi, nous n’avions pas de deadline au départ, ce qui avait compliqué notre gestion du temps.
Que retenez-vous de cette expérience ? Pensez-vous écrire un autre ouvrage prochainement, que ce soit sur la Corée ou sur un autre sujet ?
Delphine : Écrire un autre livre ? Je pense qu’il me faudra une pause avant ! Peut-être un récit sous forme de roman, pour décrire mon expérience en Corée du Nord ? C’est un exercice difficile et je pense qu’on ne peut pas s’improviser écrivain, car il n’est pas aisé d’être clair dans ses propos. Mais le domaine de l’édition m’intéresse beaucoup : lire un projet de livre qui arrive, se faire son opinion…
Alexia : Travailler sur ce livre nous a pris beaucoup plus de temps que prévu. On a beaucoup travaillé pour finaliser le guide en temps et en heure. Pour l’instant, nous tenons un blog sur les deux Corées, sur lequel nous allons partager des expériences de voyages, de récits et des entretiens avec d’autres personnes ayant également été en Corée du Nord. Aucun livre n’est prévu pour l’instant, mais l’idée n’est pas exclue !
Retour sur le séjour des autrices en Corée du Nord
Pourquoi avez-vous décidé de partir en séjour linguistique en Corée du Nord ?
Delphine : À l’INALCO, j’ai suivi les cours de Patrick Maurus (qui fait la préface du guide), qui abordaient les deux Corées. Avoir un professeur qui ne parlait pas que négativement de la Corée du Nord, c’était très intéressant. Du coup, je me suis intéressée à la Corée du Nord, qui est totalement différente de la Corée du Sud, notamment d’un point de vue politique. Quand monsieur Maurus m’a proposé à la fin de ma licence d’aller étudier un mois et demi en Corée du Nord, j’ai vite répondu positivement.
Alexia : J’ai entendu parler de l’association de monsieur Maurus à la fin de ma licence à l’INALCO. Il m’a permis d’effectuer un séjour linguistique en Corée du Nord, en dehors du cadre académique de l’INALCO. J’aimais beaucoup la Corée du Sud et si on entendait beaucoup parler de la Corée du Nord, peu de personnes y étaient allées.
Aviez-vous certaines appréhensions avant votre arrivée en Corée du Nord ?
Delphine : Quand j’ai annoncé à mes parents que je partais un mois en Corée du Nord, mon père m’a supplié de l’emmener ! Ma mère se demandait si ce n’était pas un peu long, car c’était un mois et demi sans aucun contact. En théorie, nous avions réussi à envoyer un mail à nos parents, mais il y avait eu une erreur dans la retranscription de celle de mes parents, qui n’ont donc pas eu de mes nouvelles. Quand j’en ai parlé à mes amis, ceux-ci appréhendaient un peu et me demandaient si je n’avais pas peur. Mais je faisais confiance à monsieur Maurus. J’éprouvais surtout de l’excitation, même si le côté administratif me stressait un peu : on ne savait jamais si on partait vraiment, jusqu’au dernier moment !
Alexia : Avant de partir pour la première fois en Corée du Nord, je me suis effectivement posé toutes sortes de questions. Je me suis par exemple demandé si je ne risquais pas de faire une bêtise par manque de connaissance sur le pays et quelle serait l’ambiance une fois sur place. J’appréhendais également le fait d’être totalement coupée du monde pendant un mois, mais cela ne m’a finalement pas manqué.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de votre séjour ?
Alexia : Personnellement, quand je suis partie en Corée du Nord, j’ai fait exprès de ne rien lire sur le sujet avant afin de découvrir le pays sans à priori. Bien entendu, on en avait forcément et dès le premier jour, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait des bâtiments colorés et modernes !
Delphine : C’est vrai qu’avec les reportages effectués sur la Corée du Nord, on a un peu ce cliché en tête que tout est gris… Mais ce n’est pas le cas !
Vous avez visité de nombreux lieux lors de votre séjour à Pyongyang. Est-ce que cela a été facile ? Avez-vous dû faire face à certains obstacles ?
Delphine : Je me souviens que lorsqu’on allait acheter une glace par exemple, nous allions souvent au même endroit et nous parlions à la même vendeuse. Certaines personnes évitaient de nous parler, peut-être par peur de ne pas nous comprendre. Parler le coréen aide beaucoup ! Nous avons aussi fait un barbecue une fois en montagne. Nous nous étions alors baignées avec des Nord-Coréens avant qu’un garde vienne et nous dise que cela était interdit. Mais une fois qu’il était reparti, notre professeur nous a invités à retourner nous baigner, dans la bonne ambiance !
Alexia : En parlant de la vendeuse de glace, celle-ci avait refusé de nous vendre des glaces la première fois que nous l’avions vue. Il aura fallu une discussion d’une dizaine de minutes entre elle et nos guides pour que nous puissions en acheter. Mais les fois suivantes, nous n’avons eu aucun problème à revenir et à lui acheter des glaces. Le plus difficile aura surtout été de briser… la glace.
Delphine : Oui, ils appréhendent certainement car ils n’ont pas l’habitude de voir des étrangers, d’autant plus que les touristes qui restent une semaine ou deux vont rarement dans ces petites boutiques de quartier.
A-t-il été facile de créer des liens et de se faire des amis nord-coréens ?
Delphine : Nos guides étaient des étudiants nord-coréens qui apprenaient le français et qui faisaient un stage dans le cadre de leurs études. Étant du même âge que nous, ils sont très rapidement devenus nos amis. Nous sommes même allés au karaoké ensemble ! Le départ à la fin du séjour était dur, sachant que nous ne pourrions pas garder contact.
Alexia : Nous voyions nos guides tous les jours. Comme nous parlions la même langue, il était facile de créer du lien. C’était plus difficile avec les inconnus, mais comme en France.
Quelle vision les Nord-Coréens ont-ils du reste du monde, notamment de la France ?
Alexia : Très peu de Français viennent en Corée du Nord. Personnellement, je n’ai pas eu de retour à ce sujet. Notre guide ne nous avait pas parlé de sa vision de la France.
Delphine : On ne pense jamais à poser ce genre de question sur place, et c’est dommage. Mais nous avons eu quelques petits commentaires. Déjà, ils apprennent le français et sont intéressés par la culture française. Lors de mon premier séjour dans le pays, j’avais rencontré une Nord-Coréenne qui connaissait mieux l’histoire de la France que nous. Une fois, elle nous avait même dit « je t’ai cassé » ! Il s’avère que sa classe avait vu le film en cours. Lors du deuxième séjour, un Nord-Coréen avait mentionné les attentats qui venaient d’avoir lieu à Paris. Selon lui, cela montrait que la Corée du Nord était un pays plus sûr, car il n’y avait pas d’attentats. Je l’ai personnellement interprété comme une façon de dire que la démocratie n’était pas le meilleur régime politique. Mais sinon, ils ne nous ont jamais dit clairement ce qu’ils pensaient de la France.
Êtes-vous également allées en Corée du Sud ? Comment compareriez-vous les deux expériences ?
Alexia : C’est le jour et la nuit ! Je suis allée en Corée du Sud pour la première fois avec un visa vacances-travail. Il se trouve que j’avais réussi à décrocher une bourse universitaire, ce qui m’avait permis de faire deux semestres sur place et de voyager dans tout le pays. Au cours de mon cursus, j’y suis repartie deux fois en échange universitaire. Avec le recul, on sent beaucoup l’influence américaine en Corée du Sud, alors qu’en Corée du Nord, on ressent les inspirations russes et chinoises.
Delphine : Oui, ils importent également des voitures d’Allemagne et il n’y a aucune publicité dans le métro, qui est d’ailleurs très beau, avec ses très grands lustres !
Vous abordez le thème de la réunification à plusieurs reprises dans l’ouvrage, une thématique chère à la politique du gouvernement nord-coréen. Quel est votre avis sur une possible réunification de la Corée à l’heure actuelle ? Les Nord-Coréens semblent-ils y croire ?
Delphine : La réunification est un rêve en Corée du Nord. La Corée a été divisée par des puissances étrangères, forçant les Coréens à se battre entre eux. Si la réunification reste chère au peuple nord-coréen, le développement technologique en Corée du Sud a fait évoluer les opinions concernant la réunification. Le capitalisme a déplacé les intérêts du peuple sud-coréen. Mais en Corée du Nord, l’importance historique de la réunification est quotidiennement rappelée aux jeunes, notamment à l’école.
Alexia : C’est également un enjeu économique. Beaucoup de Sud-Coréens ne sont pas favorables à une réunification qui coûterait très cher à la Corée du Sud.
Delphine : Je suis d’accord avec Alexia, sur le court terme. L’énorme décalage économique serait dur à supporter pour la Corée du Sud, qui devrait participer au redressement économique du Nord. Mais il ne faut pas oublier que la Corée du Nord est un territoire très riche en ressources naturelles comme les minerais. Sur le long terme, on pourrait donc s’imaginer que la Corée prenne une grande place sur la scène internationale, au point de faire de l’ombre au Japon. Je pense que le Japon ne serait pas favorable à l’idée d’une Corée réunifiée. D’un point de vue psychologique, je pense que cela serait un énorme choc pour les Nord-Coréens si la Corée du Nord mettait un jour fin à son isolement. Malheureusement, je ne pense pas qu’une réunification soit possible, vu les intérêts de la Chine, de la Russie et des États-Unis. Une Corée réunifiée, mais sous quelle influence ?
Pour conclure cette interview
L’ouvrage aborde la Corée du Nord en grande partie par le biais de votre expérience à Pyongyang. N’avez-vous pas peur que ce guide culturel n’offre alors qu’une vision partielle de la « véritable » Corée du Nord, ou que les lecteurs oublient certains aspects peut-être moins positifs de ce pays ?
Alexia : Nous avons fait un disclaimer à ce sujet dans notre guide. Il est extrêmement important que les lecteurs aient conscience qu’il ne s’agit que de notre expérience à Pyongyang. Bien évidemment, nous n’avons pas pu poser de questions sur les sujets sensibles tels que les camps de travail. Quand on part en Corée du Nord, il faut prendre des précautions pour éviter de s’attirer des ennuis. Il faut par exemple faire à attention à ne pas prendre des photos de tout et n’importe quoi. Il est aussi impensable d’émettre la moindre critique sur les leaders nord-coréens. On ne peut pas se permettre les mêmes libertés qu’en France.
Delphine : La Corée du Nord est une dictature et même à Pyongyang, la vie n’est pas luxueuse. Nous n’avons pas pu en parler dans le guide, mais nous nous sommes douchées à l’eau froide avec une bassine dans nos chambres d’hôtel. Certains jours, des quartiers n’avaient pas d’électricité et le mercredi du coup, nous ne pouvions pas acheter de glace chez notre vendeuse habituelle, à cause des coupures. S’il est important de rappeler que tout n’est pas positif en Corée du Nord, nous voulions mettre en lumière cet aspect humain et positif.
Remerciements
Merci à Alexia et Delphine de nous avoir accordé de leur temps libre afin de répondre à nos questions ! Nous espérons que cet échange vous aura donné envie d’en savoir plus et de vous plonger dans la lecture de Quelque chose de Corée dès que possible. Et si vous hésitez encore, nous vous invitons à lire notre article consacré à l’ouvrage !
Où se procurer Quelque chose de Corée du Nord ?
Date de parution : 11 mars 2022
Autrices : Alexia Muller, Delphine Jaulmes
Illustratrice : Camille Fourmeau
ISBN : 978-2-491813-15-4
Prix : 18 €
Lien pour commander le livre : https://editions-nanika.fr/produit/quelque-chose-de-coree-du-nord/
Nos remerciements aux éditions Nanika et aux autrices pour leur confiance et pour nous avoir permis de lire leur ouvrage avant sa sortie.