L’art doit-il être engagé, politique ? Peut-il représenter les souffrances d’un peuple et servir d’outil de revendication ? C’est la question que nous permet de soulever l’avènement d’un mouvement artistique « l’art Minjung » dans les années 1980 en Corée du Sud. Retour sur un phénomène culturel né d’un contexte spécifique, dont la portée a pourtant retenti sur l’histoire du pays.
Les origines du mouvement
Le soulèvement de Gwangju
Le terme « minjung » est l’un de ces mots qui ne semblent pouvoir être traduits littéralement, car son utilisation est à rattacher à des contextes politiques, sociaux et culturels. Ainsi, il s’agit plutôt d’évoquer un mouvement, un idéal ou une forme de pensées liés à des notions parfois différentes, dérivant autour du sens principal donné à cette expression représentant de manière très générale « le peuple ».
Ainsi, dans les années 1970, le mouvement lié à « l’art Minjung » se met en place dans un contexte de désarroi et d’oppression face aux nombreux changements politiques et économiques, et plus particulièrement en réaction à la dictature de Park Chung Hee.
Le soulèvement de Gwangju en 1980 devient le point culminant d’une période de tensions, durant laquelle la junte militaire prépare un coup d’État pour renverser le pouvoir de transition et installer son chef, le général Chun Doo Hwan, à la tête d’un nouveau pouvoir. Des manifestations se tinrent à Gwangju sur 10 jours (du 17 au 27 mai 1980) et furent le théâtre d’une répression sanglante. Cet événement est aujourd’hui considéré comme l’un des tournants de la démocratisation du pays (son déroulé ainsi que les drames perpétrés n’ayant été reconnus qu’une vingtaine d’années plus tard). « L’art Minjung » semble devenir à ce moment-là un moyen d’expression et de revendication politique, face à la violence de ces événements, donnant ainsi une nouvelle signification à ce « mouvement ».
Le message et les représentants de « l’art Minjung »
C’est dans ce contexte de répression et de rapide industrialisation qu’un mouvement artistique particulier se forme dans les années 1980 afin de redonner une voix au peuple et de montrer ce qu’il subissait : le collectif « Reality and Utterance », formé d’une vingtaine d’artistes. Leur motto consistait à révéler ce que le peuple subissait face aux oppressions militaires, politiques, à mettre en lumière le travail du peuple face à des élites de plus en plus marquées et corrompues, et à remettre en avant un certain folklore, une culture traditionnelle liée à l’histoire du pays. Certains représentants seront même arrêtés et torturés au début du mouvement, tel Hong Sung Dam, à cause d’allégations l’associant à la Corée du Nord.
« Dire la vérité avec l’art »
Korea joongang daily
Ce mouvement se construit ainsi d’abord dans la résistance puis dans l’opposition. Il s’exprimera également en réaction au mouvement artistique qui s’est développé en parallèle à cette époque : le dansaekhwa, ou l’art monochrome coréen. Il s’agissait ici de dénoncer la modernisation qu’il représentait et vers laquelle le pays semble tendre, jugé comme art matérialiste et d’élites. C’est pourquoi les représentants de « l’art Minjung » s’attacheront à employer des techniques très spécifiques, notamment au début du mouvement, considérées plus traditionnelles, représentatives et accessibles pour les « masses populaires » comme la gravure sur bois, les bannières murales ou les portraits funéraires.
Oh Yoon, par exemple, l’un des membres fondateurs du collectif, se distinguera ainsi par son travail de gravures sur bois et d’impressions, s’attachant à représenter le peuple agricole souffrant du nouveau climat politique, ou proposant son interprétation du folklore coréen à travers la reprise de certains mythes, et définissant un style artistique qui lui sera propre (dynamisme des figures et mouvements sont ici mis en avant par des procédés de couleurs et de matières spécifiques).


La survivance de « l’art Minjung » à l’époque contemporaine
Presque intrinsèquement lié à des questions de contexte politique et social, le mouvement Minjung n’a, semble-t-il, pas su résister à la modernisation et l’apaisement du pouvoir politique en Corée du sud. Les revendications qui étaient au centre du mouvement n’ont plus eu lieu d’être, et le mouvement s’est ainsi peu à peu éteint (le groupe « Reality and Utterance » se dissout au cours des années 1990).
Certains artistes, dont Hong Sung Dam, après l’essoufflement du mouvement, ont continué à représenter les souffrances du peuple face à la modernisation du pays. Avec son œuvre « Sewol Owol », il donne son interprétation du naufrage d’un bateau dont des lycéens furent victimes : sa caricature de la présidente Park Geun Hye, dépeignant un gouvernement selon lui rongé par la corruption et décriant un capitalisme dominant, lui aura valu d’être censuré lors la biennale de Gwangju en 2014 ; l’occasion pour lui de poser ici la question de la censure dans un pays démocratique.
Hong Sung-dam et son œuvre « Sewol Owol » (réplique)
À l’époque, totalement effacé et non revendiqué par les institutions politiques qui craignaient sans doute la radicalisation de certains artistes, le mouvement n’a été reconnu que plus tardivement comme un pan de l’histoire culturelle et artistique coréenne. Certaines expositions l’ont ainsi remis en lumière, lui redonnant sa place dans l’écriture de l’histoire du pays. Cela a également permis de mettre en perspective à certaines occasions les nouvelles générations ayant été influencées plus ou moins directement par ce mouvement. Des tendances d’un art « post-Minjung » semblent se dessiner parfois, dont les valeurs et l’engagement s’articulent cette fois autour de notions plus contemporaines telles que l’écologie, la question des caméras de surveillance, les crises migratoires, etc.
En conclusion, le mouvement artistique Minjung aura ainsi permis de soulever la question du rôle de l’art et de l’artiste face aux contextes politiques, sociaux et économiques. Les représentants de ce mouvement ont choisi à l’époque d’utiliser leurs œuvres pour exprimer une vérité, « celle du peuple », opprimé et souffrant, inscrivant ainsi leur démarche dans l’écriture de l’histoire coréenne.
Sources : Cairn Info | K-Artnow | Korea JoongAng Daily (1) (2) | Phaidon | May Gwangju | The Korea Herald | KOCIS | HKW | White Hot Magazine | Amnesty | The New York Times | Persée
Sources Images : Phaidon | The New York Times | The Korea Herald