Les webtoons, ça vous dit quelque chose ? Si ce n’est pas le cas, on vous invite à découvrir d’abord les deux premières parties de ce dossier spécial webtoon : la présentation de ce genre littéraire et les coulisses de son industrie.
Si par contre ce terme vous est familier, c’est parce que le webcomic sud-coréen a déjà fait son entrée sur le marché francophone. Cet été par exemple, le stand de la plateforme WEBTOON s’est particulièrement fait remarquer lors de la Japan Expo à Paris avec la venue d’une quinzaine d’artistes en dédicaces, 144 m² de surface d’exposition et des milliers de visiteurs en 4 jours. Une belle performance, me direz-vous ; digne d’une industrie bien rodée, je vous répondrai. On revient ici sur le chemin qu’a parcouru le webtoon ces 25 dernières années et qui explique son succès aujourd’hui, aussi bien en Corée qu’à l’international.
Un contexte sociétal favorable à l’émergence du webcomic
Dans l’épisode précédent, on vous apprenait que le webtoon prenait sa source dans le manhwa, la bande dessinée coréenne sur format papier, dont les pages étaient scannées et mises en ligne. Après cela, le webtoon est devenu totalement numérique et a pris la forme qu’on lui connait aujourd’hui : une bande verticale qu’on fait défiler sur un écran. Comment et pourquoi, à un moment donné, y a-t-il eu cette nécessité de passer au tout en ligne ?

La naissance du webtoon n’a pas sonné la mort de la bande dessinée classique. Leurs histoires sont intimement liées, et pour comprendre les origines du webtoon, il faut se tourner vers les traces des manhwas. Les premières évocations de bandes dessinées sur le territoire coréen remontent au Xe siècle, mais restent marginales jusqu’au début du XXe. Elles sont popularisées auprès du grand public après la guerre de Corée, par des fascicules imprimés et des magazines spécialisés. Dans les années 1990, la Corée fait face à une crise économique. À cette époque, de nombreuses agences de presse mettent la clé sous la porte, laissant les auteurs sans moyens de diffusion.
À gauche : Bande dessinée pour une campagne de prévention des accidents de trains réalisée par la Compagnie administrative publique ferroviaire nationale coréenne en 1958, image conservée aux Archives Nationales de Corée.
À la même époque, et pour faire face à cette crise, une grande politique de digitalisation du pays est lancée. Le « Plan Cyber Korea 21 », ayant pour but l’équipement du pays en câblage haut débit, débute dès mars 1999. Il est suivi dès juin 2000 par une campagne visant à familiariser la population avec les outils numériques, nommée « Éduquons dix millions de personnes à l’Internet ». Le succès est au rendez-vous : dès 2004, deux tiers des Coréens déclarent utiliser internet au moins une fois par mois et dès 2008, le taux d’équipement en téléphone portable atteint 100 % (c’est-à-dire que chaque Coréen en possède un, voire deux). La jeune génération et les actifs de l’époque sont donc très familiers de l’environnement numérique et de nombreux services migrent en ligne très tôt, comparé à l’Europe.
L’autre facteur de croissance de la Corée à l’époque repose sur sa performance et sa productivité, notamment dans le domaine des nouvelles technologies. Cette culture du 빨리 빨리 (bbali bbali – vite vite) entraine une forte compétitivité pour les emplois, obligeant les élèves et les étudiants à viser des cursus et des établissements prestigieux. Les parents, qui n’ont pas forcément pu bénéficier eux-mêmes d’une telle éducation, veillent à celle de leurs enfants et ne laissent plus tellement de place aux activités de loisirs qui ne seraient pas bénéfiques à leur future carrière. Les jeunes, passant la journée à l’école et, pour une grande majorité, leur soirée dans un institut de cours privés, n’ont plus vraiment le temps de lire. Les bandes dessinées deviennent quelque peu stigmatisées, car elles n’apportent pas de « plus-value » aux yeux des parents.
Dans ce contexte, il semble donc tout naturel que les bandes dessinées empruntent à ce moment la voie du numérique. Leur nouveau format offre une plus grande discrétion et une certaine praticité de lecture qui séduisent cette population au train de vie soutenu, passant du temps dans les transports en commun et déjà familière des outils numériques.
Ces facteurs peuvent expliquer le succès des webtoons auprès du public coréen, puis un peu plus tard de leur expansion outre-mer avec la vague Hallyu.
Popularisation du genre webtoon
Vous l’aurez compris, nous sommes entrés dans l’ère des webtoons !
Adaptation des webtoons en séries télévisées
Même si vous n’avez jamais lu de webtoons, vous avez sans doute déjà été exposés à eux par un biais détourné : les dramas. Eh oui, les webtoons sont une source intarissable d’inspiration pour les scénaristes qui s’en donnent à cœur joie, et ce, depuis bien plus longtemps que l’on pourrait le penser. C’est par exemple le cas de A Girl Who Sees Smells (2015) ou encore Cheese in the Trap (2016). Ces premières adaptations télévisées ont accéléré la découverte du genre webtoon à grande échelle. L’engouement est tel qu’entre 2018 et 2021, le nombre de dramas issus de webtoons passe d’une dizaine à une trentaine de productions annuelles. En 2022, déjà 48 adaptations de webtoon en drama ont été confirmées et 29 autres sont annoncées. Parmi elles, on retrouve Business Proposal ou encore All Of Us Are Dead sortis en début d’année. Avec l’aide d’acteurs principaux souvent jeunes et populaires, ces dramas ont contribué à la popularisation des webtoons et, finalement, à son acceptation par la société coréenne. Le tandem drama-webtoon semble donc très convaincant et efficace.
Le webtoon est même la thématique principale du drama Today’s Webtoon diffusé cet été sur SBS, une première !
Retour aux sources : publication papier des webtoons populaires
L’acceptation des webtoons est aujourd’hui telle que les plus populaires de ces bandes dessinées nativement numériques en viennent à être publiées sur papier, et ça se vend comme des petits pains ! Une deuxième vie est donnée à ces séries dans les étagères des librairies quand elles « font leurs preuves » en ligne. Parmi les premières adaptations en livres, on retrouve Tower of God de SIU, avec 3,5 millions d’abonnés et 4,5 milliards de vues mondiales, True Beauty de Yaongyi, avec 6,5 millions d’abonnés et 5,1 milliards de vues mondiales, et Lore Olympus de Rachel Smythe, avec 5,7 millions d’abonnés et 1 milliard de vues en version anglaise. Cette dernière a la particularité d’être de nationalité néo-zélandaise, mais s’est fait connaître grâce aux webtoons. Le premier volume relié de Lore Olympus se classe même en troisième position du TOP 20 BD de Livre Hebdo à sa sortie en français le 6 janvier de cette année.
Qui aurait cru, il y a 25 ans, lorsque les bandes dessinées ont muté vers le web en partie pour cause de stigmatisation, qu’elles en émergeraient à nouveau et conquerraient le grand public ?
Vers une mondialisation du webcomic coréen
Cette ouverture au public va maintenant bien au-delà de la société coréenne. Facilité par son support numérique, le webtoon s’investit déjà au sein de tous les continents, y compris auprès du grand public moins touché par la vague Hallyu. Toute personne est dorénavant susceptible de s’approprier le format du webtoon sans pour autant s’intéresser à la Corée.
Les premières traces de l’émancipation du webtoon à l’étranger remontent au début des services de traduction faite par des fans, disponibles dès les années 2010, et ce, bien avant que les applications proposent leurs propres services de traduction officiels (sauf anglais). Depuis, les plateformes de licences pour les traductions émergent dans toutes les langues. Naver WEBTOON compte à lui seul huit versions de son application : coréen, anglais, chinois, thaïlandais, indonésien, espagnol, allemand et français.
D’autre part, de nombreux artistes n’étant pas d’origine coréenne s’emparent du format et publient à leur tour des webtoons. Parmi les séries licenciées créées par des auteurs n’étant pas coréens chez Naver WEBTOON, on retrouve notamment Siren’s Lament (instantmiso – États-Unis), Aether Dreams (Hayden Deterra – France) ou encore Boyfriends (refrainbow – Indonésie).
Globalisation du genre webtoon
La popularité des webtoons à l’heure actuelle est telle que des communautés de fans se mettent en place autour des séries dans un modèle qui n’est pas sans rappeler celui que l’on connaît autour des mangas. Goodies, cosplay, fan art, adaptation télévisée, conventions, publications reliées en papier, bande-annonce des nouvelles séries, concours de talents, interview des auteurs, vous l’aurez compris, l’univers de production des webtoons est une machine bien rodée qui fera tout pour vous fidéliser :
Le webtoon : 25 ans d’histoire et l’avenir devant lui
Né en Corée au début des années 2000, stigmatisé puis regagnant de l’intérêt dans les années 2010, le webcomic coréen se consomme maintenant en lecture, mais aussi à travers tout l’univers que les industries du divertissement et les fans ont construit autour de lui. Le plus fascinant reste que son succès s’étend désormais bien au-delà de la Corée, y compris auprès d’un public peu touché ou intéressé par la culture coréenne. Ainsi, de plus en plus de plateformes de rediffusion voient actuellement le jour dans le monde, permettant aux fans étrangers de profiter des œuvres. Des auteurs d’une nationalité autre que coréenne s’emparent même du format et publient leur contenu original sous la même forme.
Nous voici à la fin de notre trilogie dédiée au genre littéraire du webtoon. Si vous êtes convaincus (on l’espère), on vous invite à regarder les avis que les hiboux ont déjà publiés sur des webtoons via la catégorie Lectures de hiboux ou le mot-clé Webtoon du site.
Retrouvez aussi le premier volet « [Zoom sur] Qu’est-ce qu’un webtoon ? » et le deuxième volet « [Zoom sur] Les dessous du webtoon ». À très vite sur K.OWLS !
Sources : Centre Culturel Coréen | Newsweek | The Ithacan | The Hollywood Reporter | BD Zoom | Mega Force | Histoire de la Corée : des origines à nos jours, Pascal Dayez-Burgeon, Éditions Tallandier, 2012 | Sud-Coréens, Frédéric Ojardias, Ateliers Henry Dougier, 2017
Source image : National Archives of Korea