Le féminisme a pris de l’ampleur partout dans le monde depuis plusieurs années. Pourtant, en Corée du Sud, le mouvement est assez récent. Cependant, l’utilisation d’un émoji a mis le feu aux poudres et les conséquences se font ressentir jusque dans les hautes sphères. Revenons donc sur cette question sociale qui fait grandement débat au pays du Matin calme.
La place de la femme dans la société coréenne
Pour bien comprendre les enjeux, une contextualisation historique est nécessaire. Lors de mes recherches, j’ai souvent lu que la femme coréenne était « soumise » et cela depuis longtemps. Pourtant, ce n’était pas le cas durant l’époque des Trois Royaumes. L’accès au pouvoir royal n’était pas le privilège des hommes. Le royaume de Silla connut trois reines : Seondeok, Jindeok et Jinseong. De plus, les femmes avaient la possibilité de se remarier et d’hériter au même titre que leurs frères. Comment en est-on arrivé à cette image de soumission de la femme ?
Un changement significatif dans la religion en Corée s’opère à la suite de la corruption qui gangrène le bouddhisme. Ce dernier est plus souple et préfère une relation basée sur l’harmonie, contrairement au confucianisme qui respecte strictement le système de hiérarchie. Les lettrés confucéens profitèrent du recul du bouddhisme pour imposer leur philosophie. En 1392, le roi Yi Seong Gye, fondateur de la dynastie Joseon, mit définitivement fin à l’influence du bouddhisme, et les femmes perdirent leurs droits.
Les principes du confucianisme demandent la simplicité, la diligence et la séparation avec le sexe opposé. Concernant la femme, elle doit être une jeune fille chaste, une épouse dévouée à son mari et une mère attentive. Comme en Occident, on trouve les femmes cantonnées au rôle de « maîtresse de maison ».
Dans la réalité, les valeurs du confucianisme ont imposé aux femmes de nombreuses choses. Elles ont été obligées de se couvrir le corps et le visage afin de ne pas être reconnues lors de leurs sorties. Les déplacements pour les femmes de l’aristocratie se faisaient dans des palanquins fermés. Les femmes basculèrent dans une relation de dépendance et de soumission aux hommes. La femme coréenne entre dans une « triple tutelle », dépendant de son père puis de son mari, de son fils aîné ou d’un autre homme de sa famille si les précédents ne sont plus en vie.
Palanquin de mariée – Source : Encyclopédie de la culture folklorique coréenne
Néanmoins, la stricte séparation des sexes était impossible dans les milieux populaires en raison des habitations non conçues à cet effet. Les femmes participaient aussi aux travaux agricoles et ce principe ne changea rien. Mais jusque dans les années 1920, il était difficile (et extrêmement mal perçu) pour les hommes et les femmes de se rencontrer seul à seul. Le mariage étant arrangé, il n’y avait pas besoin de croiser d’autres hommes que ceux de la sphère familiale.
Les lettrés confucéens interdirent également aux femmes le droit de s’instruire. À leurs yeux, les femmes n’avaient pas besoin de savoir lire et écrire car elles étaient trop influençables. Cela afin de les préserver de toute tentation. Certaines femmes de l’aristocratie réussirent à apprendre et purent garder une autorité indirecte. Les gisaeng (courtisanes), côtoyant les lettrés, pouvaient également faire de la poésie mais celles-ci restaient en marge de la société. Hwang Jini est l’une des gisaeng les plus célèbres.
Un mouvement féministe tardif
Avant de s’engager plus en avant sur ce thème, mettons-nous d’accord sur la notion de féminisme. Ce terme définit un mouvement qui lutte pour une égalité entre personnes de différents sexes. Il revendique l’amélioration et l’extension du rôle et des droits des femmes dans la société, ainsi que la libre disposition de leurs corps et l’abolition de toute forme de discrimination. La question du féminisme n’est donc pas seulement du ressort des femmes, et parfois elles-mêmes peuvent être sexistes (discriminer une personne en raison de son sexe) envers les femmes, qu’il soit « intégré » ou totalement assumé. À bon entendeur.
C’est au début du XXe siècle que l’on peut constater un changement dans le comportement de certaines femmes coréennes avec l’accès aux écoles basées sur une éducation occidentale. En 1923, le gouvernement japonais, établi en Corée, recense 1 370 élèves réparties dans 7 écoles à travers le pays. Ce qui représente 0,6 % de la population féminine !
Ces jeunes femmes initient un début de féminisme en voulant l’égalité et se libérer des discriminations. Cette égalité passait surtout dans la possibilité d’épouser la personne de son choix et donc d’avoir une relation amoureuse, de fonder une famille dans un milieu de pensées « modernes », de disposer des mêmes droits que son conjoint et de pouvoir transmettre sans contrainte des idées nouvelles. Elles furent appelées des femmes nouvelles. Leurs revendications furent exprimées aussi dans une nouvelle façon de s’habiller. Elles portaient des jupes plus courtes, des talons hauts. Les ombrelles noires qui servaient à « se cacher » devinrent un accessoire de mode tendance avec des couleurs vives. Ces femmes suivaient aussi la mode pour les nouvelles coupes de cheveux dont la coupe carrée. Les hommes commencèrent à voir un reniement des critères de beauté coréens basés sur les cheveux longs.
Face à ces changements et au bousculement qu’apportait la culture occidentale dans les mœurs coréennes, la scolarité des jeunes femmes s’en trouva durcie : interdiction d’aller dans des lieux de divertissement sans autorisation parentale et/ou être accompagnée, la correspondance épistolaire est surveillée, les livres autres que les manuels scolaires sont interdits, etc. Fréquenter un garçon sans la permission des parents était perçu comme un délit grave. Mais un problème important arriva dans les années 1920. Avec la volonté de choisir son conjoint qui se heurtait à la règle intransigeante du mariage arrangé et au refus implacable des parents, de nombreux couples décidèrent de se suicider par amour.
Le nouveau rôle des femmes apporté par le féminisme est difficilement accepté dans une société coréenne basée sur le patriarcat. Un premier pas est fait par le gouvernement en 1958 avec l’interdiction officielle du concubinage. Cette pratique courante, justifiée par l’absence d’un fils, permettait aux hommes d’avoir des concubines en plus d’une épouse officielle. En 1979, une nouvelle loi permet aux femmes d’avoir des droits partiels sur un héritage. Le tournant commence réellement à s’opérer dans les années 1980 avec le développement économique de la Corée du Sud et l’apparition d’organisations militant pour l’amélioration des droits des femmes.
Si l’idéal de la femme au foyer reste assez présent, des voix s’élevèrent parmi les universitaires. Elles demandèrent une plus grande participation à la vie sociale et un accès aux différents métiers et postes de manière égale. L’industrialisation a permis au pays d’avoir plus de postes à pourvoir. Toutefois, si une femme pouvait travailler en usine, elle n’avait pas accès aux postes qualifiés et restait en bas de l’échelle, avec un salaire nettement plus bas que son collègue, de 40 %. À cela s’ajoute que plusieurs catégories de métiers restent réservées aux hommes : dans le domaine de la justice, les pompiers, les arts… L’instruction n’était plus un problème mais pourquoi faire des études si l’on ne peut avoir le métier et les qualifications qui en découlent ?
Dans la législation apparaissent des changements « significatifs ». En 1983, la Corée du Sud signe le traité des Nations Unies pour l’abolition de la discrimination envers les femmes. En 1990, le Code civil est modifié. Les droits des femmes sont redéfinis : elles peuvent hériter, divorcer, avoir droit au congé de maternité payé (90 jours). C’est seulement en 2001 qu’est créé le ministère de l’Égalité des sexes et de la Famille. Sur le papier, la Corée du Sud s’engage pour améliorer la condition des femme. Dans les faits, le pays est classé 108e sur 153 pays par le Forum économique mondial en termes de parité en 2020. L’écart salarial est de 32,5 %. Les femmes participent très peu aux conseils d’administration des grandes entreprises et subissent un recrutement discriminatoire. Ces différents problèmes font que les femmes coréennes ne prennent pas de congés menstruels. Existant depuis 1950 en Corée, ces congés permettent de se reposer pendant la période de ses règles. Ayant déjà fort à faire avec la discrimination et les écarts de salaires, peu de femmes en profitent.
Source : Revue Esprit
Les groupes féministes prennent leur envol en 2015 pour lutter contre le sexisme récurrent et la violence faite aux femmes alors que les précédents groupes féministes se focalisaient sur la protection et l’assistance des femmes coréennes en danger. La Corée du Sud n’a pas échappé aux phénomènes mondiaux autour du féminisme. Déjà traités par les hiboux, je ne vais pas m’y attarder et vous conseille d’aller voir ces articles, classés par ordre chronologique.
- Mouvement #MeToo
- Refus des critères de beauté
- Mouvement molka
- Légalisation de l’avortement
- Harcèlement au travail
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2020, fut créé un Parti des Femmes de Corée du Sud. Il est entré sur la scène politique lors des élections législatives et a obtenu un score de 0,74 %. Pas assez pour obtenir des sièges, ce parti compte bien prendre de l’ampleur dans les années à venir.
L’importance du féminisme en Corée du Sud est très récente. Si la voix des femmes s’élève de plus en plus et réussit à faire apporter des améliorations, il faudra encore du temps pour que cela soit bien assimilé par les mœurs coréennes. Mais voilà qu’un nouveau problème a fait son apparition : les opposants au féminisme qui ne voient dans ce mouvement qu’une haine de l’homme.
Vers un sentiment antiféministe ?
L’actualité sur le féminisme a fait beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux et montre qu’un sentiment antiféministe pointe le bout de son nez en Corée du Sud. Revenons donc sur l’origine de ces événements.
Manifestation du mouvement inversé au #MeToo – Source : Courrier International
En 2019, un émoji (pictogramme utilisé dans les messageries électroniques) apparaît. Celui-ci est vu par les hommes comme un moyen de se moquer de la taille de leurs pénis. Ayant fait parler de lui aux États-Unis principalement, il a été repris en tant que logo par un groupe féministe, appelé Megalia, qui fut connu pour des actions de misandrie (mépris ou hostilité envers les hommes, l’opposé de la misogynie). Ce groupe n’existe plus mais voilà que les opposants au féminisme ont décidé de se réunir en groupes de « défense des droits masculins », marquant une division de plus en plus marquée en Corée du Sud.
Offensés par cet émoji qui s’en prend à leur physique, ils ont voulu inverser le mouvement #MeToo. Selon leurs dires, le féminisme en Corée du Sud est trop radical, prônant la haine des hommes et devenant hors de contrôle. Souvent des jeunes hommes, ils ont le sentiment de payer les erreurs de leurs aînés alors qu’ils subissent déjà injustement le service militaire obligatoire pour eux, et non pour les femmes, ainsi qu’une compétition extrêmement rude du marché du travail. Avec l’histoire de cet émoji, ils scrutent toute affiche et campagne publicitaire l’utilisant afin de dénoncer des entreprises ou organisations « trop » féministes, au point que l’on peut parler d’une « chasse aux sorcières ». Des employés ont été rétrogradés, des affiches retirées et des excuses présentées par des institutions prouvant que ces groupes de défense des droits masculins prennent de l’importance dans l’opinion publique. Réel enjeu politique ou tentative de récupérer des électeurs, le ministère de l’Égalité des sexes et de la Famille est néanmoins souvent critiqué et de nouveau remis en cause.
Malheureusement, les propos des opposants au féminisme ne sont pas dénués de violence : le féminisme est assimilé au nazisme ou à une maladie mentale, qui doit être éradiquée. La controverse a touché récemment l’archère An San, triple championne olympique et nouvelle détentrice du record olympique de tir à l’arc. Des Coréens lui ont demandé de rendre ses médailles. Pour quelle raison ? Sa coiffure. Eh oui, An San a cette fameuse coupe carrée dont je parlais plus tôt. Plutôt que de respecter la performance de l’athlète, ces personnes ont décrété que sa coupe de cheveux était un signe manifeste de son appartenance au mouvement féministe et constituait un motif pour la harceler sur internet. À la suite de cet événement, des internautes, des célébrités et politiciens (dont le président Moon) ont apporté leur soutien à l’archère.
An San après avoir obtenu sa troisième médaille olympique – Source : Yonhap
Dans une société où le confucianisme est bien ancré, la condition des femmes coréennes n’a que légèrement changé avant de devenir ces dernières années un enjeu social et politique important, après l’impact des différents mouvements féministes à travers le monde. Loin d’être établi dans les mœurs, le féminisme se trouve à devoir faire face maintenant à une opposition véhémente en plus de ses combats pour obtenir l’égalité.
Sources : Revue Culture coréenne N°5 et N°85 | Koreana printemps 2019 | Courrier International | Twitter de Los Angeles Times | Channel News Asia | Huffingtonpost
Photo de Une : The Economist
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